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Droite et gauche : une guerre des morales, entretien avec Thomas Viain

Droite et gauche : une guerre des morales, entretien avec Thomas Viain

Un article rédigé par PD - RCF, le 15 octobre 2025 - Modifié le 20 octobre 2025
Le Grand TémoinAvec Pascal et Rousseau, droite et gauche cherchent à transformer l'homme

On a souvent dit que la droite et la gauche, c’était dépassé, qu’on en avait fini avec les clivages, que le « en même temps » d’Emmanuel Macron avait d’ailleurs emprunté le meilleur de l’une et de l’autre. On voit pourtant que ces deux marqueurs restent très forts, au point que le milieu politique, dans ses petits arrangements, ne cesse de doser ce qu’il donne ou prend à l’un ou à l’autre camp. Entretien avec Thomas Viain, agrégé de philosophie et ancien élève de l’ENA.

Thomas Viain © RCF-Radio Notre DameThomas Viain © RCF-Radio Notre Dame

Voyons les choses d’un peu plus haut. Vu de droite, on est dans un régime de gauche : comme disait Raymond Aron, « il y a deux partis de gauche en France dont l’un s’appelle la droite ». À l’inverse, la gauche pointe une toute-puissance du marché qu’elle assimile à la droite, à des forces systémiques, à des rapports de domination qui s’exerceraient exclusivement au bénéfice de la droite, en particulier en ce qui touche à la reproduction sociale. Quoi qu'il en soit, tout homme libre, tout journaliste, a un pied dans le camp d’en face. La chose se joue à un autre niveau : droite et gauche se livrent à ce que Thomas Viain appelle une guerre des morales, dans la séparation entre l’espace public et l’espace privé.

Pourquoi n’arrive-t-on pas à sortir des clivages, et pourquoi Emmanuel Macron n’y est-il pas parvenu ?

Probablement parce que, c’est du moins la thèse que je cherche à défendre dans ce livre, il s’agit d’un clivage plus profond que la simple question économique, celle de la redistribution ou de la justice sociale. À mon avis, ce clivage remonte à une division anthropologique : à deux visions de la moralité et à deux visions de l’humain. J’ai essayé de mettre un peu d’ordre dans cette histoire. 

Quand on se réfère aux manuels de référence, quand on lit René Rémond, plus récemment Gilles Richard, ou pour la gauche Jacques Julliard, on se rend compte qu’il y a une grande méfiance envers toute définition essentialisante de la gauche. Il n’y a pas une gauche, mais des gauches. Elles sont toujours plurielles. D’où cette impression d’“entrechats” permanents : des concepts qui étaient à gauche passent à droite, et inversement. Pour faire un calembour, une chatte n’y retrouverait pas ses petits, entre ces entrechats.

J’ai donc essayé de remonter à ce qui me semblait être la division anthropologique : d’un côté Pascal, de l’autre Rousseau. Pascal considère que la société a pour ambition de transformer l’homme, mais que cette transformation passe par l’obligation ou l’incitation à faire le bien : c’est en agissant bien qu’on devient bon. Peu importe les motivations personnelles de départ, elles suivront. À l’inverse, Rousseau place la question morale dans le for intérieur. Pour lui, si les réformes sociales échouent ou ont des effets contre-productifs, c’est parce qu’on n’a pas changé les motivations profondes de l’homme. Il faut partir de là.

Cela veut dire que la gauche se place du côté du for intérieur, alors que la droite se déleste de cet impératif-là ?

Absolument. Si on prolonge la distinction que je propose, même si je l’aborde avec des lunettes de philosophe et non d’historien, on peut dire qu’on retrouve, poussées à l’extrême, les formes de l’extrême droite et de l’extrême gauche.

L’extrême droite, c’est Pascal poussé à l’excès : on dresse l’individu à faire le bien sans se soucier de ses motivations intérieures. D’où la tentation autoritaire.
L’extrême gauche, elle, pousse à l’excès la logique de Rousseau : une attention disproportionnée aux motivations, une volonté de réformer jusqu’à la moindre déviation intérieure.

La droite estime que la gauche veut arracher l’homme à toutes ses déterminations, tandis que la gauche considère que la droite veut l’enfermer dans les déterminismes. C’est juste ?

Absolument. J’ai tenté dans mon livre un exercice de synthèse, en proposant la figure d’Aristote comme moyen d’arrimer la droite et la gauche à un centre. Dire qu’il faut dresser l’humain sans se préoccuper de ses motivations intérieures montre vite ses limites. Mais se concentrer uniquement sur ces motivations en montre d’autres : on ne peut plus hiérarchiser le bien et le mal, car les intentions deviennent incommensurables.

La figure d’Aristote permet de rappeler que la rationalisation historique que je décris est aussi un travail sur les représentations partagées. Ces représentations façonnent notre for intérieur depuis 2 500 ans. La droite devrait le reconnaître. Mais la gauche, de son côté, devrait admettre que le for intérieur ne se décrète pas : il relève de la délibération, d’une part d’opacité, d’une forme de liberté.

En tant que journaliste, j’ai tendance à penser que tout homme libre a un pied dans le camp d’en face, quel que soit ce camp. Est-ce possible ?

C’est justement ce que j’espère. La figure d’Aristote permet de réconcilier ces deux points de vue, en retrouvant une dialectique fructueuse entre la gauche et la droite. Une société saine devrait créer cette dialectique vertueuse. Mais pour cela, il faut remonter à ce que ce clivage dit de plus profond et d’anthropologique, plutôt qu’à ses simples traductions économiques. Ces dernières sont essentielles, bien sûr, mais elles ne sont que des manifestations d’un clivage qui, à mon avis, se situe à un niveau plus fondamental.

Il y a eu récemment un colloque à l’Institut de France sur les fractures chrétiennes. Les chrétiens de gauche et de droite sont-ils, selon vous, victimes de la politique ? Le christianisme peut-il échapper à cette mâchoire idéologique ?

Absolument. On pourrait voir dans l’idée de transformer le for intérieur par les institutions une forme de concurrence avec la religion. J’aborde longuement cette hypothèse, tout en prenant mes distances : les mécanismes activés par la religion pour transformer l’individu sont très différents de ceux de la politique.

Dans le cadre chrétien, il ne s’agit pas de moyens uniformes ni d’un programme politique, mais d’une transformation intime, personnelle, à travers les sacrements ou la confession. C’est un travail du sur-mesure, pas du collectif.

©RCF
Cet article est basé sur un épisode de l'émission :
Le Grand Témoin
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