Dette : l'origine du mot qui fait cauchemarder les ministres
LE MOT DE LA SEMAINE - La politique s’impose en ce moment comme un sujet permanent mais, Jean, ce sont d’abord les mots qui attirent votre attention et l’un d’entre eux revient de manière récurrente, quelle que soit la mouvance politique, c’est le mot « dette » ! C’est donc celui que vous avez choisi de décrypter…
Jean Pruvost © Pascal HausherrC’est un paradoxe mais au milieu d’opinions diverses, il s’agit presque d’un mot rassembleur, indiscuté, les tensions résultant des solutions à trouver.
Un mot qui divise
Pour ce mot de cinq lettres qui divise les Français, je donnerai d’emblée une définition de mots croisés. « Dette : ardoise et tuile », la note à payer et la tuile sur la tête. Certes au sens propre être à la fois la roche schisteuse gris-bleu sous laquelle on s’abrite, et une tuile, la plaque de terre cuite couvrant nombre de maisons, c’est évidemment impossible mais, en termes familiers, on sent parfaitement le lien. D’un côté, l’ardoise, qui dès 1379, est celle sur laquelle on peut écrire, puis en 1868, le compte des consommations prises à crédit dans un café, d’où les expressions « poser » puis « laisser une ardoise », et enfin la « régler ».
Et puis, de l’autre côté, il y a la tuile fâcheuse, attestée dès 1732 avec « c’est une tuile qui m’est tombée sur la tête ». Ce qu’illustre en 1897, un dialogue cité dans le Grand Robert, extrait de La Carrière d’Abel Hermant : « – Voyons, qu’y a-t-il ? – Une tuile. – Une… – Tuile… Oh ! la tuile classique, la note de ma couturière. ».
Une pratique de la charité ?
Et voilà comment l’ardoise devient tuile ! Mais d’où est issu le mot « dette » ? Il est hélas très ancien, issu indirectement du verbe latin « habere », avoir, et du verbe inverse « debere », devoir quelque chose, d’où le substantif « debita », aboutissant en 1160 au mot français « dette ». En 1680, dans notre premier dictionnaire monolingue, Richelet rappelle alors que la dette est l’« obligation de payer quelque argent à une personne » mais aussi « ce qu’on était obligé de faire », avec un exemple qui… donne le « mauvais exemple » : « Je m’acquitte d’une dette & si vous la voyez de bon œil, j’en fais une autre. » Diable ! C’est le début de la crise.
Alors me viennent à l’esprit deux références pour contrecarrer Richelet. Tout d’abord, Mauriac, s’exclamant en 1932 dans Le Nœud de vipères : « …je ne puis souffrir d’avoir des dettes : je règle tout comptant ; mes fournisseurs le savent et me bénissent. L’idée m’est insupportable de devoir la moindre somme. » Et puis de l’autre un merveilleux roman Le Secret de leur vie, publié au Cerf, en 2024, dont l’auteur Paul de Sinety, retrace l’histoire extraordinaire et vraie de deux nobles, Elzéar de Sabran et Delphine de Signe mariés de force dès leur adolescence en 1300 et qui font secrètement vœu de chasteté et de pauvreté.
Or ce n’est pas un vain mot le couple va pratiquer intensément la charité, convertissant force seigneurs en les faisant rivaliser d’œuvres pies et, à la mort d’Elzéar, Delphine se dépouillera de tous ses biens, embrassant la pauvreté intégrale, se mettant au service des malades et survivant comme une mendiante. Le secret de leur vie est finalement révélé, Elzéar sera canonisé et Delphine béatifiée. C’est un récit magnifique à contrecourant de la frénésie de la consommation, le tout à partir de documents authentiques, la miséricorde l’emportant sur le calcul. Alors, dans ce livre superbe de Paul de Sinety, Le Secret de leur vie, le mot « dette » n’a plus lieu d’être. Voilà de quoi réfléchir avec un verbicruciste déclarant que la dette est un problème de fonds, f o n d s, mais à dire vrai on pourrait l’écrire f o n d, à l’exemple de Delphine de Signe.


Jean Pruvost, lexicologue passionné et passionnant vous entraîne chaque lundi matin dans l'histoire mouvementée d'un simple mot, le mot de la semaine !




