Invité par le Lieu de Mémoire du Chambon sur Lignon, Tharcisse Sinzi a témoigné de son histoire. Celle d'un Tutsi qui dès son plus jeune âge a été victime de ségrégation avant de voir une partie de sa famille massacrée pendant le génocide de 1994. Un destin hors du commun qu'il raconte avec le journaliste Thomas Zribi dans un ouvrage intitulé "Combattre" et publié aux éditions Tallandier. Au micro de Stéphane Longin, pour RCF, il revient sur ses combats, son refus de la vengeance et de la haine.
Tharcisse Sinzi est né dans les années 1960 au sud du Rwanda. A une époque où le simple fait d'être né de parents Tutsi limitait vos chances, le pays vivant sous un régime de ségrégation ethnique et donc d’exclusion. C'est pour cela que son père, conscient de l’incertitude qui pesait alors sur l’avenir de ses enfants, lui donne le nom de « Sinzi », qui signifie « je ne sais pas » en kinyarwanda, comme pour souligner l’impossibilité de se projeter dans un futur stable.
Dès l’enfance, il subit la discrimination institutionnalisée : l’accès aux études secondaires est limité pour les Tutsi « ce n’est pas une question de niveau, explique Tharcisse, un Hutu qui avait de moins bonnes notes prenait la place d’un élève Tutsi mieux placé ».
Comme beaucoup de jeunes, il se voit donc interdire l’accès à l’école au-delà du primaire, une injustice qui scelle précocement le destin de toute une génération. Tharcisse décide alors de se lancer dans un petit commerce de cigarette "pour gagner de l'argent" et "être aussi riche que ceux qui ont pris ma place (à l'école)". Mais rapidement le jeune garçon sent le besoin de gagner plus et va jusqu'à imaginer une sorte de trafic de médicaments entre le Burundi et le Rwanda. Un projet qui ne verra jamais le jour.
Arrivé en 1977 au Burundi avec l'idée de mettre en place un commerce illégal de médicaments avec le Rwanda, Tharcisse Sinzi y restera finalement pour poursuivre ses études. Mais sous l'insistance de sa famille exilée depuis plusieurs années dans un pays plus ouvert à la scolarisation des Tutsi il recommence les cours avec des élèves "entre 5 et 6 ans" plus jeunes que lui. Là-bas, grâce à son grand frère, il découvre et apprend le karaté. Rapidement, cette discipline devient pour lui bien plus qu’un sport : elle lui enseigne "la rigueur, la maîtrise de soi et le courage", forgeant une personnalité à part. Il obtient sa ceinture noire et, au fil des années, devient un maître respecté, ceinture noire 7e dan, reconnu pour son autorité naturelle et sa force intérieure.
En 1988, Tharcisse Sinzi décide de rentrer au Rwanda, animé par l’envie de transmettre ce qu’il a appris et de contribuer à la société. Mais le contexte reste toujours très tendu pour les Tutsi "la haine était là" précise celui qui était alors salarié de l'Université de Butare. Deux ans après son retour, il est arrêté par les autorités, risquant le pire. Il doit son salut à Rosalie, une femme qu'il connaissait ca il avait été le professeur de karaté de son fils. Grâce à son intervention Sinzi échappe à la prison et, probablement à une condamnation arbitraire mais reste blessé par cet événement "voir des amis, des voisins avec qui vous avez grandi vous tourner le dos... c'est dur !".
Tharcisse Sinzi se lance dans la résistance en Avril 1994 lorsque débute le génocide contre les Tutsi. Sur la colline de Songa, dans la région de Butare, il rassemble près de 3 500 personnes, femmes, hommes et enfants, déterminés à survivre.
Sans armes, ils se défendent avec de simples pierres et une détermination sans faille. Inspiré par les valeurs du karaté, il exhorte les siens à ne pas céder à la fatalité : "ils ont des bras, des jambes et du sang comme le nôtre" leur dit celui qui devient leader des troupes Tutsi. Malgré la violence extrême, les menaces, l'absence de nourriture et les pertes, Tharcisse et ses compagnons résistent pendant près de 2 semaines.
En l'espace de 100 jours ce sont plus d'un million de Tutsi qui ont été tués. Un génocide qui a coûté de la vie à la femme, la fille et de nombreux proches de Tharcisse Sinzi "en retournant sur place, j'ai reconnu le corps de ma femme grâce à ses vêtements. Elle a probablement été violée comme beaucoup de femmes et de jeunes filles".
Face à ce déchaînement de violence perpétré par les Hutus en direction des Tutsi la question de la reconstruction et de l'avenir du pays et de sa population s'est posée. Mais pour Tharcisse Sinzi partir n'était pas possible "Dieu m'a donné la vie et un pays. Si tu perds la vie tu es mort, si tu perds tes racines tu n'es plus rien" précise dans un souffle l'ancien résistant. Aujourd'hui il explique surtout ne pas vouloir "intoxiquer" ses enfants et la jeune génération avec des "histoires de haine" et veut parler de Rwandais et non plus de Hutu et de Tutsi "ça ne sert à rien de les torturer avec cela".
Et lorsqu'on lui demande en quoi il croit encore aujourd'hui il répond simplement "je remercie Dieu ! je sais qu'il est là" et "je suis un survivant par la grâce de Dieu". Une foi qui lui permet également de ne pas succomber au désir de vengeance "je ne veux pas perdre mon humanité. Si je fais ce que les autres ont fait je vais planter la haine dans mon corps" et de conclure "la meilleure vengeance c'est de ne pas faire les mêmes choses qu'ils ont faites".
Présent au Chambon sur Lignon pour témoigner avec le journaliste Thomas Zribi, Tharcisse Sinzi ne pouvait pas passer à côté des similitudes entre le sort des juifs et des Tutsi.
Et si les deux génocides se sont déroulés avec 50 ans d'écart et à des milliers de kilomètres l'un de l'autre, il ne peut que constater que "le monde est fou" car "ce qui me frappe c'est que je retrouve certaines techniques communes. On a regroupé les juifs pour les tuer comme les hutus ont regroupé les tutsis pour les tuer" et pourtant "ils n'avaient pas la même couleur de peau, la même culture mais on retrouve la même cruauté".
Une histoire qui bégaie et qui pourrait faire le lit de la désespérance mais que Thomas Zribi s'attache à raconter "les témoignages des survivants sont très précieux. C'est très dur pour les rescaper de raconter leurs histoires" et d'insister sur l'histoire de Sinzi "ce qui est exceptionnel c'est qu'il y a eu des résistants que nous oublions trop souvent. Et c'est la même chose en Europe, on oublie que les juifs ce sont défendus, que 80 ghettos ont résisté pendant la seconde guerre mondiale".
Et lorsqu'on insiste sur le fait que l'histoire se répète le journaliste rappel qu'il ne croit pas en "la banalité du mal. Des gentils voisins ne deviennent pas du jour au lendemain de dangereux criminels. A chaque fois il y a de la manipulation des esprits, de la haine qui se transmet sur des générations. Derrières les assassins il y a des idéologues qui servent souvent leurs intérêts" et de nous rappeler "qu'en principe on peut le voir venir et donc s'y préparer" à condition d'accepter de voir les choses en face.
Retrouvez le documentaire "Rwanda à la poursuite des génocidaires" de Thomas Zribi diffusé sur la chaine LCP en 2023.
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