Trop empressée d’avertir, avec insistance, sur le pathos jugé pesant d’un drame faussement voyeuriste, une certaine critique a oublié d’être juste avec le dernier Aronofsky. Car si l’on y regarde bien, The Whale n’est pas, comme on peut le supposer trop hâtivement, un mélodrame faisant grossièrement feu du mal-être d’un homme gravement en surpoids. Ce n’est, au-delà des apparences, ni une plainte, ni un gémissement de l’époque, mais plutôt une longue déambulation tortueuse et complexe dirigée vers la recherche d’un dépouillement. Celui d’une rédemption de la chair pécheresse en quête de sincérité et de pardon.
Dès lors, Aronofsky, avec, au fond, une pudeur qu’on lui connaît peu, évite le pamphlet facile. Il préfère peindre les étapes d’un chemin de croix domestique, sans jamais trancher entre la lumière et l’ombre. Il nous livre ainsi, avec The Whale, une lente procession vers l’au-delà où la crudité de l’intime devient mythe. Où un amas de chairs en souffrance laisse finalement sa place, après une lente mortification alimentaire, à une poignante élévation de l’Esprit. Décryptage de Jean-Marc Reichart.
Charlie est un homme d’une quarantaine d’années, reclus chez lui, souffrant d’obésité morbide. En tant que professeur de littérature en ligne, il préfère garder sa caméra éteinte pour éviter le regard de ses élèves. Il sait aussi qu’il est gravement malade, victime d’une insuffisance cardiaque qui est en train de le tuer à petit feu. Mais, plutôt que de se faire soigner, il choisit de passer ses derniers jours à tenter de réparer la plus grande erreur de sa vie : avoir abandonné sa fille, Ellie, alors qu’elle n’était qu’une enfant.
Car oui : huit ans plus tôt, Charlie a quitté le foyer après être tombé amoureux d’Alan, un de ses anciens étudiants. Et c’est après la mort de celui-ci qu’il débuta, coupable, ce terrible suicide par la nourriture.
Un jour, il décide de reprendre contact avec sa fille, devenue une adolescente en colère, brillante mais profondément blessée. Il l’invite alors, lui proposant de l’aider à écrire des dissertations, espérant ainsi retrouver un lien avec elle. Autour de Charlie, Liz, la sœur d’Alan, infirmière et amie fidèle, veille au mieux à son bien-être. Il y a aussi un jeune missionnaire, Thomas, qui essaie de son côté de le “sauver” en lui parlant, sans succès, de Dieu.
Finalement, et plutôt in extremis, Charlie parvient dans les derniers instants du film à établir un contact sincère avec Ellie, se levant et tentant de marcher vers elle. Il meurt juste après, les pieds en élévation et le visage baigné de lumière, dans un moment de grâce, alors qu’il l’écoute et la regarde pour la dernière fois.
C’est en 2012 que Darren Aronofsky découvrit la pièce d’origine écrite par Samuel D. Hunter. Et à peine les premières répliques lues, il fut convaincu de tenir là la trame d’un film imprégné de cette mélancolie mystique dont débordent les âmes usées qu’il aime mettre en scène. Mais il savait surtout qu’un tel projet ne pouvait se concevoir sans un interprète capable de porter le poids conséquent du rôle principal. Ainsi, il chercha durant près de dix ans, écartant les visages trop lisses, les jeux trop sûrs et les carrières trop pleines. Puis, enfin, au détour d’un film indépendant, il remarqua la présence discrète de Brendan Fraser. Là, séduit par cette manière subtile d’exister, il sut que l’acteur pourrait incarner Charlie. Il sentit venir de lui cette promesse de faire sienne la lente dérive d’un homme se laissant engloutir par sa propre enveloppe.
Il fallut donc l’avènement de The Whale pour voir ressurgir la silhouette perdue de Brendan Fraser sur le grand écran. Longtemps relégué aux oubliettes du septième art, l’homme reparut transfiguré dans ce rôle situé aux confins de la tragédie humaine. Ici, point d’héroïsme ni d’aventures : mais un naufrage intérieur offert en sacrifice au spectateur. Dès lors, l’Académie, dans un élan de repentance ou de clairvoyance tardive, lui décerna l’Oscar du meilleur acteur en 2023. Et c’est avec les yeux humides, la voix tremblante ainsi qu’avec la silhouette habitée d’une humilité sincère que Fraser reçut dignement ce trophée.
Il faut dire que pour incarner Charlie, l’acteur se prêta à une longue mue monstrueuse : on l’enveloppa d’une gangue corporelle titanesque – quelque 136 kilos d’une chair factice, pâte et latex mêlés –, comme si on le coulait dans un moule d’obésité. Ainsi, chaque jour, six heures durant, les maquilleurs l’alourdissaient. Mais l’artifice, si pesant fût-il, ne trahissait jamais la vérité intérieure. Là où certains y ont vu une grossière caricature voyeuriste, l’analyste attentif remarquera dans l’interprétation de Charlie, comme d’ailleurs dans l’ensemble de The Whale, toute la spécificité du cinéma d’Aronofsky. Car en chacune des œuvres du cinéaste — que ses détracteurs qualifient avec mépris de balourdes et poseuses — affleure, sous l’écorce de la condescendance, une substance autrement plus profonde. Un amalgame de sincérité et de ferveur mystique où le manichéisme se voit systématiquement renversé ou questionné.
C'est comme si le réalisateur s’échine obsessionnellement à adopter un point de vue frontal où la gaucherie des poncifs devient un paravent derrière lequel s’agitent de hautes perspectives discordantes. On sera surtout sensible, chez Aronofsky, à sa soif d’absolu indiscutable qui, mise en forme au sein d’une impressionnante multiplicité de points de vue, se voit toujours doublée d’un vernis théologique recouvrant, en sous-sol, le récit.
Ainsi, spécifiquement dans The Whale, le corps pantelant de Charlie, ruiné par les excès et la mélancolie, demeure encore tendu vers une sincérité sans concession. Il est aussi, surtout, mû par une fragile espérance à connotation religieuse : le pardon de sa fille. Celui-ci reste son unique ancrage dans cette tragédie, l’ultime lien, l’écho ténu d’un amour ancien et traditionnel qui, par la trahison, persiste dans les replis tuméfiés de sa honte.
Si l’on parle de référence religieuse, à peine l’image surgit-elle que déjà elle s’impose : celle de Jonas, ce proscrit de Dieu, englouti par la gueule béante de cette baleine biblique, gougloutant dans les sucs saumâtres des ténèbres marines.
Ainsi Charlie, prisonnier d’un double enfermement — l’un de chair, l’autre de déshonneur —, croupit lui aussi dans une moiteur permanente: celle de son appartement. Il se sait ballotté non par les flots mais par les remords et l’attente. Il n’est pas non plus digéré par une bête, mais par son propre corps, également séquestré dans une graisse épaisse. Et malgré son excellente connaissance de la Bible et la ferveur religieuse d’Alan, son ex-compagnon décédé, Charlie n’a jamais laissé s’infiltrer en lui la moindre once de croyance. Il demeure là. À distance. Étranger aux transfigurations promises et sourd aux messages évangélistes, alors qu'il vit métaphoriquement dans un récit biblique.
Pourtant, à rebours de cette indifférence affichée, son existence toute entière tend vers une mortification qu’il désire salutaire. Il s’inflige un véritable chemin de croix où, à défaut d’un Éden quelconque ou d’un Christ rédempteur, c’est la figure absente de sa fille qui fait office de Paradis perdu. Car ce qu’il poursuit, obstinément, ce n’est ni la paix céleste, ni la grâce de l’au-delà : c’est le pardon d’Ellie, ce lien déchiré qu’il voudrait rapiécer avant que ne se referme sur sa lourde carcasse la nuit noire.
Il y a là un paradoxe discret mais tenace, car le film, s’il semble renier, dans certains aspects, la valeur d’un habitus accordant du sens au religieux, nuance clairement son propos concernant d’autres dimensions chrétiennes. Par une focalisation tout sauf anodine, il érige la mortification comme un cheminement valable vers le pardon. Et au-delà d’utiliser la liturgie comme ressort moral de son scénario, il déjoue les caricatures attendues sur une Église excluante et jugeante.
Seulement, Charlie, lui, ne prie pas ; il ne lève pas les yeux vers les cieux désertés, ne s’adresse pas à un Dieu lointain, silencieux comme une pierre. Il tend la main, simplement, vers celle de sa fille — ultime geste d’un amour naufragé, d’un homme devenu bête marine, cétacé à l’agonie, qui cherche non point à être racheté, mais à disparaître enfin, lavé de rancune, dans une eau tiède de repentance.
Découvrez plus de décryptages de films qui questionnent ou sont en lien avec la foi chrétienne dans L'Oeil de dieu, une émission proposée par Laurent Verpoorten, co-animée avec Jean-Marc Reichart.
Depuis ses origines, le cinéma n'a cessé d'illustrer, d'enseigner ou de mettre en question la foi chrétienne.
Qu'il s'agisse de Dieu lui-même, de Jésus, des saints et des saintes ou des valeurs catholiques, l'enjeu demeure identique : amener au visible ce qui par définition est invisible.
Dans L'oeil de Dieu, Laurent Verpoorten et Jean-Marc Reichart vous proposent de redécouvrir les grandes œuvres cinématographiques religieuses anciennes et contemporaines afin d'en goûter la profondeur.
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