Sous le Soleil de Satan (1987) de Maurice Pialat: l'arrière-pays du Mal
Ayant délaissé Monsieur Ouine au profit de Sous le soleil de Satan, le cinéaste Maurice Pialat nourrissait une volonté tenace : adapter à tout prix une œuvre de l’écrivain catholique Georges Bernanos. Un choix dicté, sans le moindre doute, ni par la raison, ni par des considérations de carrière. Ainsi, au sein des années fric, où l'ostentation couvrait la moindre velléité spirituelle; Pialat, déjà très détesté, osa cette chose impossible : transposer une œuvre mystique, sèche, sans concessions. Un film entièrement pensé contre son époque et ses tendances. Avec de telles intentions, l’affaire tourna comme on pouvait l’imaginer : des sifflets, des ricanements en plein visage, puis cette Palme d’or miracle, offerte à la manière d’un coup de poing dans le ventre du show-business.
Pourtant, dans son adaptation, Pialat n’illustre pas béatement la foi, il la fait lutter dans les chairs de ses personnages. Il ne filme pas simplement l'idée de Dieu, mais plutôt son absence silencieuse. Et, surtout, il ne donne pas au Mal un visage caricatural et grimaçant; il le laisse, au contraire, suinter au sein de son style au réalisme glacial. Il le veut rampant, tapi dans les interstices du quotidien, dans ces choses mortes d'avance qui font à la fois notre malheur originel, mais aussi notre si fragile humanité.
Une critique de Jean-Marc Reichart.
Gérard Depardieu dans le rôle de l'abbé Donissan. "Sous le Soleil de Satan" 1987 de Maurice Pialat.Un chemin boueux vers le cœur
Dans une campagne française austère, l’abbé Donissan, jeune prêtre tourmenté par le doute et habité d’un mysticisme radical, tente de sauver les âmes qu’il croit perdues, à commencer par la sienne. Confronté à la violence du Mal et à la tentation permanente, après celle du Diable lui-même, il croise le chemin de Mouchette, une adolescente en perdition, et surtout meurtrière, dont il veut ardemment racheter la faute...
Depuis longtemps déjà, bien avant les années soixante-dix, Pialat portait en lui le désir d’adapter Sous le soleil de Satan. Un désir semblable à une nécessité secrète, une sorte de pesanteur intérieure que ce réalisateur agnostique envisageait comme un terrible blasphème vis-à-vis de son milieu professionnel. Le roman crépusculaire de Bernanos n’était pas, pour lui, qu’un texte religieux : c’était une matière douloureuse, où le surnaturel, loin de s’élever en oraisons célestes, suintait dans la chair des âmes abîmées.
Donissan, ce prêtre mortifère, mutilé par la grâce, lui était fraternel. Le réalisateur pouvait le reconnaître comme on reconnaît une souffrance familière. L’ascèse du personnage, son mépris des arrangements, cette lutte intérieure qui ne s’achève jamais... tout cela trouvait en lui une vibration sourde, comme une corde frappée par le dedans.
Et pourtant, Pialat n’était fondamentalement pas croyant (du moins le disait-il). Mais il avait cette manière très singulière de filmer le sacré : en le forçant à surgir là où nul ne l’attend. Dans des silences heurtés, des regards fixes, des visages cernés, il montrait le tremblement, non la lumière. La faille et non l’évidence. Chez lui, le surnaturel n’était pas une présence, mais une fissure : un doute si profond qu’il en devenait presque une foi. Une foi sans consolation, sans réponse, perdue dans le fracas du réel, évidemment possédé par le Prince de ce Monde.
Ainsi, sa version de Sous le soleil de Satan ne cherche pas à convaincre, mais à exposer. À exhiber l’âme à nu, écartelée entre la fange et la grâce, livrée à cette obscure clarté qui est peut-être tout ce qui nous reste quand le ciel, lui, ne dit plus rien.
Le lointain refuge des Ténèbres
Dès lors, dans Sous le Soleil de Satan, le Mal n'appartient pas au domaine de l'abstraction. Il est là, incrusté dans la pulpe des êtres, véhément dans les nerfs, répandu comme une moisissure muette sur la trame du réel. Il ne tonne pas : il ruisselle dans les campagnes. Et Pialat ne filme pas cette manifestation de l’Enfer comme un précipice de flammes, mais comme une vapeur persistante, tel un brouillard paysan qui s’infiltre jusqu’au plus intime des hommes.
Donissan - ce prêtre exténué, campé par un Gérard Depardieu complètement blafard, paradoxalement malade de sainteté - incarne cet individu fracturé, aux prises avec l’âpre matière d’un monde perdu. Car dans ce monde, Satan chuchote. Il n’est pas l’autre : il est nous. Il n’apparaît pas en démon, mais en randonneur nocturne, une silhouette commune où la banalité même devient son arme la plus redoutable.
Ainsi, la scène-clé (la rencontre entre Donissan et Satan) est, à ce titre, d’une sécheresse totale. Le Diable ne promet rien : il dresse un inventaire avec cette voix calme et froide des vérités qui ont cessé de faire mal car elles sont devenues la norme. Donissan chancelle. Il lutte, oui, mais à la manière d’un condamné qui sait déjà que sa plaie est mortelle.
Puis, au-delà de l’allégorie du péché et de sa manifestation noctambule, il y a Mouchette : cette adolescente ordinaire, traversée d’une énergie noire. Elle ment, elle tue, elle se décharne dans une innocence carnassière, avec cette franchise qui n’est pas une vertu mais un nihilisme. Elle n’a ni conscience du mal qu’elle fait, ni désir d’y échapper. Elle agit simplement avec la légèreté instinctive d’un être en souffrance. Pour elle, le Mal n’est plus une transgression, mais un état - le fruit gâté d’une époque qui a troqué le remords contre l’indifférence.
Alors, pour figurer tout cela, Pialat, en chirurgien de l’image, n’opère pas à grands gestes: il préfère l'entaille. Il coupe, racle, et, avec sa photographie bleue, épure au maximum. Son cinéma est sans réel décor, ni fioriture. Mais surtout: sans le moindre salut. Il filme les visages, la misère des yeux. Et dans cette austérité monacale se dégage peu à peu une Vérité féroce : le Mal n’est plus à combattre dehors, dans la forêt des symboles; il est à purger dedans, dans le sanctuaire même de l’âme. Là où les prières peuvent devenir suspectes, infestées de pensées impures comme une vermine invisible.
Quand le rigorisme devient subversif
Au-delà de son traitement, c'est, au final, la nature même du film qui a généré cette odeur de soufre. Car à l’heure où le cinéma hexagonal se vautrait dans le psychologisme du drame bourgeois et les minauderies narcissiques de l’autofiction, Pialat, lui, traçait à rebours la ligne droite d’un destin cinématographique intransigeant.
Il apparaissait - rude, sec, réfractaire - avec une soif d’absolu et de vérité qui ne pouvaient mener qu’au scandale.
Car, dans une décennie marquée par le règne des yuppies, de l’image clinquante, d’un certain désenchantement politique et d’une perte de vitesse du cinéma d’auteur engagé, Sous le soleil de Satan surgit comme un chapelet jeté dans une flaque. Il ramenait à l’écran des questions oubliées et dérangeantes que le consumérisme naissant avait tenté de noyer sous des tonnes de slogans et de produits inutiles. En cela, il ne s’inscrivait pas seulement à rebours de la production française du moment : il semblait venu d’un autre temps, ou d’un autre monde.
Là où ses contemporains filmaient des habitus, Pialat filmait l’absolu. Là où la mode commandait l’ironie, l’allusion tiède ou la distanciation polie, Pialat avançait à cru sur les mots de Bernanos, sans concept ni déconstruction.
Lui, l’agnostique, n’interrogeait pas Dieu avec le sourire en coin des modernistes, mais avec la rage muette d’un homme en colère. Ce fut un crime de lèse-majesté contre l’époque : un film sans clin d’œil, sans soupape ni concession.
L’écran, désormais profané par mille publicités, retrouvait enfin chez Pialat l’austérité d’un autel. Son réalisme n’a jamais été sociologique, ni narratif, ni idéologique. C’est un réalisme de la présence, de l’instant, de l’irréductible vérité humaine, qui ne se laisse jamais dompter par le cadre ou adoucir par la fiction. Mais, lui qui avait jusqu’alors filmé, entre autres, des couples en naufrage, introduisait tout à coup dans son œuvre le vertige d’une transcendance. Le réalisme brutal de son regard n’était pas renié, mais comme porté à incandescence par une inquiétude métaphysique.
Ce n’était plus le monde tangible qu’il saisissait, mais ce qui, du monde, vacille à la lisière de l’ineffable.
D’où le scandale, l’incompréhension et la stupeur : on attendait un film terrestre, on reçut un paradis en feu. Une œuvre traversée par le souffle de la foi, mais façonnée par un esprit gouverné par le doute. De cet étrange paradoxe naît, en définitive, un objet singulier, presque incongru, dans le paysage du cinéma français. Une fenêtre nous laissant voir, avec une ironie rétroactive et presque diabolique, un Depardieu en repentir et un Pilat grimé en abbé bourgeois, tous deux bataillant au sein d’une humanité en déroute. Celle-là même, comme mentionné dans le film, où les Saints seraient à présent considérés comme des fous.
Découvrez plus de décryptages de films qui questionnent ou sont en lien avec la foi chrétienne dans L'Oeil de dieu, une émission proposée par Laurent Verpoorten, co-animée avec Jean-Marc Reichart.


Depuis ses origines, le cinéma n'a cessé d'illustrer, d'enseigner ou de mettre en question la foi chrétienne.
Qu'il s'agisse de Dieu lui-même, de Jésus, des saints et des saintes ou des valeurs catholiques, l'enjeu demeure identique : amener au visible ce qui par définition est invisible.
Dans L'oeil de Dieu, Laurent Verpoorten et Jean-Marc Reichart vous proposent de redécouvrir les grandes œuvres cinématographiques religieuses anciennes et contemporaines afin d'en goûter la profondeur.
