Breaking the Waves (1996) de Lars Von Trier: les vagues du Sacrifice
Dans le cinéma provocateur et sacrilège de Lars von Trier, Breaking the Waves se vit tel un calvaire ambigu où se brouillent volontairement les frontières de la sainteté et de la perversion. Sous le voile blanc d’un mariage fait de douceurs et d’enthousiasme, l’on devine, derrière les yeux accablants de patriarches dont on a forcé les traits de dureté, un drame qui s’ébauche. Et une fois celui-ci advenu, l’Amour, défiguré par ses propres extases, se figera alors en un dogme paradoxal, un état oscillant sans relâche entre une sexualité déréglée et le besoin maladif de posséder l’autre.
Ainsi, Amour, Foi, Désir et Morale se heurtent au centre de cette tragédie filmée où l’innocence d’une femme et son sacrifice mettent à nu les violences sourdes d’une micro-société régie par un dogme accusateur. Mais, dans cette déflagration cinématographique, de prime abord grossièrement dénonciatrice, une lueur mystique perce pourtant. Fragile et inattendue, comme une clarté grandissante au cœur des passions corrompues, elle laissera finalement entrevoir une Rédemption à l’issue irréelle. Mais à quel prix ?…
Une analyse de Jean-Marc Reichart.
Extrait de "Breaking the Waves" de Lars Von Trier- 1996Du social au Sacré
Le film raconte la terrible histoire de Bess, une jeune femme naïve et profondément croyante, vivant dans une communauté extrémiste des Highlands écossais. Elle tombe rapidement amoureuse de Jan, un ouvrier venu de l’extérieur, qu’elle épouse malgré la désapprobation des anciens de son Église.
Leur amour est intense, mais leur vie bascule quand Jan, victime d’un grave accident, devient entièrement paralysé. Convaincu que leur lien peut survivre à travers des sacrifices de plus en plus éprouvants, Jan demande alors à Bess de prendre d’autres amants et de lui raconter ses expériences afin de survivre à travers elles. Dès lors, Bess, persuadée d’accomplir la volonté divine et de sauver son mari, s’engage dans cette voie destructrice, où le désir d’abnégation se confondra avec la violence extrême de son environnement…
Soutenu par de lentes traversées de caméra dévoilant les Highlands et des intérieurs austères, Lars von Trier rend tangible, d’une certaine manière, la mécanique insidieuse du contrôle social. D’entrée de jeu, Bess est présentée comme une âme offerte, soumise à l’exigence silencieuse de sa communauté : un microcosme où chaque regard pèse et où chaque murmure juge. Cette société apparaît assez rapidement comme un corps rigide, tissé de rituels obligatoires, au sein duquel l’individu se consume en silence. Ainsi, prise entre sa Foi profonde et la tyrannie des regards, c’est avec une dévotion obstinée que Bess se perdra entièrement pour exister aux yeux de tous. Et dans cette mêlée invisible mais étouffante où se dispute la primauté du Salut, elle sera canonisée par von Trier en une sainte paradoxale : reniée par une Église puritaine et jugeante, mais irradiée d’une Grâce divine et sauvage. Finalement, c’est comme prosternée dans son propre sang qu’elle sera « sauvée » par la caméra du réalisateur, qui l’élèvera délibérément, dans une puissante vision expressionniste, au rang de martyre.
Les carillons invisibles
En outre, Lars von Trier semble aussi insuffler l’esprit de Ordet, ce chef-d’œuvre du cinéma danois, sur chaque parcelle de son film. Comme dans le petit village de Dreyer, la communauté des Highlands dévisage, incompréhensive, le mystère qui traverse Bess, tandis qu’un miracle se fraie un chemin à travers la chair souffrante de la jeune femme. Ainsi, après sa mort, violée et massacrée par des marins, son mari Jan retrouvera peu à peu, au moyen d’un transfert invisible, la vigueur de son corps. Et tandis que les patriarches enterrent la jeune femme en la maudissant, se déploient au-dessus de la mer d’immenses cloches qui tintent, en guise de conclusion filmique.
Dès lors, cette apparition finale s’offre soit comme une manifestation divine, certifiant dans les cieux l’insoutenable sacrifice de Bess, soit comme l’émanation d’une rêverie poétique, un artifice esthétique de von Trier, qui pare symboliquement son héroïne d’une aura sainte. Ici, Bess, comme Johannes (le « fol en Christ » d’Ordet), personnifie la candeur qui transfigure, et le spectateur se trouve témoin d’une Foi capable de fissurer la réalité et le rigorisme dévitalisé du dogme. Von Trier ne fait qu’emprunter à Dreyer sa sobriété et sa ferveur pour peindre un monde où la douleur devient un passage et la dévotion une Vérité. Il s’approprie la sécheresse mystique de Dreyer et son frémissement d’ascèse pour nourrir son drame convulsif, celui où l’institutionnalisation de la Foi s’échine à assassiner cette même Foi, tandis que l’innocence d’un amour pur et la douleur extrême qui en découle l’incarnent avec justesse et ferveur.
Divine provocation
Mais, tout compte fait, ce qui saute immédiatement à la gorge, c’est cette apologie brutale du sacrifice que von Trier brandit avec une certaine délectation. Pas le sacrifice confortable des bigots, ces renoncements automatiques que les patriarches verglacent sous une ascèse de catéchisme, mais un sacrifice obscène, injuste jusqu’au dégoût, et lesté d’une misogynie si visible qu’elle en devient, par endroits, insupportable. Tout ce qui relève de la vertu ménagère est balayé ; le film ne garde que le geste extrême, l’offrande totale, la peau déposée sur l’autel comme une preuve de sincérité absolue.
Et dans ce climat de fer froid, Bess accomplit un Christ retourné comme un gant. Elle s’accapare les douleurs d’autrui, se laisse mettre en pièces par le monde entier, tandis que personne ne veut rien voir. Ni la beauté du geste en apparence gratuit, ni même son effort incommensurable. Son martyre passe sous les radars d’une communauté trop sotte pour distinguer autre chose que son propre règlement intérieur. On ricane, on détourne les yeux, on laisse Bess se dissoudre dans sa Passion clandestine. Et lorsque, au bout de ce chemin de croix, ces cloches célestes retentissent, le miracle ressemble davantage à un Mystère qui résonne qu’à une douce bénédiction.
Reste que cette boucherie spirituelle procure à Bess une libération étrange. En se sacrifiant jusqu’à l’os, elle se défait enfin des carcans de sa communauté, de ses codes de pierre, de sa morale qui maudit. La seule évasion possible passe par la ruine d’elle-même, et cette ruine, paradoxalement, la délivre. Le film insiste lourdement : rien d’important ne se produit sans une bonne ration de souffrance. Pas d’exception, pas d’aménagements… La mortification comme seul sésame. Breaking the Waves n’est, au fond, qu’un cilice de pellicule serré jusqu’à la meurtrissure, qui porte cette terrible vérité : celle qui affirme que l’inouï, toujours, s’acquiert au prix du plus grand des Sacrifices : celui de soi.
Découvrez plus de décryptages de films qui questionnent ou sont en lien avec la foi chrétienne dans L'Oeil de dieu, une émission proposée par Laurent Verpoorten et Jean-Marc Reichart.


Depuis ses origines, le cinéma n'a cessé d'illustrer, d'enseigner ou de mettre en question la foi chrétienne.
Qu'il s'agisse de Dieu lui-même, de Jésus, des saints et des saintes ou des valeurs catholiques, l'enjeu demeure identique : amener au visible ce qui par définition est invisible.
Dans L'oeil de Dieu, Laurent Verpoorten et Jean-Marc Reichart vous proposent de redécouvrir les grandes œuvres cinématographiques religieuses anciennes et contemporaines afin d'en goûter la profondeur.
