"Je veux raconter ce qui touche les gens fragiles, vulnérables"
Journaliste et écrivain marseillais, lauréat du prix Albert-Londres en 2014, il a publié La Fabrique du Monstre, la Chute du Monstre sur les quartiers Nord de Marseille. Il sort le 3ème opus de sa “saga marseillaise” intitulé : “Cramés” Les enfants du monstre.
Philippe Pujol, vous avez passé plus de dix ans en immersion dans les quartiers nord de Marseille. Comment ressort-on de cette immersion ? Désabusé ? déprimé ou plus humain ?
Plus humain. J'y ai rencontré des gens qui sont très sincères, qui sont très beaux dans le sens humain du terme. Et puis après, puisque moi, mes sujets, ce n'est pas ce qui marche, mais ce qui dysfonctionne, on peut en sortir très attristé, on peut aller même jusqu'au défaitisme ou au désarroi. Ce n'est pas mon cas. J'essaie toujours de me dire que ce que je fais, peut-être que ça aide un peu les gens ou ça les aidera. De façon plus politique, j'espère qu'on aura des solutions qui seront apportées, par rapport à ce que je dénonce ou ce que je raconte. Donc, j'ai l'impression de faire ce que j'ai à faire. Cette ville n'est ni plus ni moins qu'une version, une loupe de la société française, donc je raconte la France à travers Marseille. Je veux raconter ce qui touche les gens fragiles, vulnérables. C'est mon souci premier.
Ces gens vulnérables, ce sont les portraits que vous avez décidé de décrire dans ce dernier opus intitulé "Cramés, les enfants du monstre" ?
Je parle de la radicalisation délinquante, donc les réseaux de stups, mais pas que. On découvre qu'il y a de la prostitution en lien avec les stup. On ne s'attend pas forcément à plonger aussi profondément dans les bas-fonds de de cette pègre-là. Dans "La fabrique du monstre", j'ai abordé le lien entre les réseaux de stups et le monde de l'immobilier, le monde politique. Dans ce livre-là, là, je vais vers le bas, et je plonge plutôt dans les bas-fonds de ces quartiers-là. Ces jeunes sont les plus vulnérables, recrutés par ces réseaux de stups.
Aujourd'hui, il faut mettre fin à cette idée qu'on fait tellement d'argent par les réseaux : c'est un moyen d'attirer les jeunes, de laisser croire ça. Les jeunes, quand ils se s'entretuent sur le terrain, c'est pour de la dette. Quand on rentre dans les réseaux dans un premier temps, il y a une illusion d'argent. Je parle de tous les petits jeunes, c'est-à-dire l'immense masse de ceux qui travaillent pour les stups. Mais en fait, on va organiser ta dette et tu vas perdre de l'argent et tu vas devoir, et donc soit tu vas tuer celui à qui tu dois des sous, soit celui à qui tu dois des sous va te tuer toi. Donc, c'est la guerre pour rien, en fait. Ils s'entretuent, et ils rentrent dans un système. C'est ça aussi que je veux dénoncer : ce monstre, les enfants du monstre. C'est l'appellation que j'ai donné aux malfaçons de notre république, tout ce qui dysfonctionne : le clientélisme, la corruption et ensuite les exploitations politiques et économiques de certaines populations, de certaines zones, certains individus.
A vous entendre, à vous lire, on a l'impression que la situation est inextricable. C'est ce que vous pensez, ou il y a quand même des solutions possibles ?
C'est inextricable par rapport aux réponses qu'on apporte aujourd'hui : des réponses sécuritaires massives depuis vingt ans maintenant. On a une forte répression, et pourtant il n'y a pas de résultats.
Donc il n'y a pas un laxisme sécuritaire. Au contraire, il y a une approche sécuritaire forte. Les prisons sont pleines à ras-bord et ça ne marche pas. Il faut changer notre manière de penser pour aider les plus vulnérables. Par exemple une personne handicapée : on ne peut pas modifier son handicap mais on peut la rendre non-exploitable. Une personne handicapée est souvent utilisée par les réseaux pour être nourrice (ceux qui gardent dans leur appartement les armes ou la drogue). Et donc ils le font, souvent contre leur gré, en ne sachant même pas qu'ils le font. Les dealers savent les utiliser. Et donc, si on commençait à penser comme ça, des améliorations fortes et rapides seraient possibles, à cinq à dix ans. Le problème, c'est que le temps politique est beaucoup plus court, puisqu'on pense réélection, on pense maintien au pouvoir. Donc, il faut afficher des résultats et le mode de l'émotion est plus efficace que celui de la raison.
Mais ça passe par quoi, concrètement ? Par plus de moyens de l'Etat, ou par aussi des travailleurs sociaux sur le terrain, des éducateurs, des bénévoles, il y a plein d'associations aussi qui s'engagent sur place...
Si on commence par avoir une conscience de l'opinion publique, qu'en fait, la situation n'est pas celle qu'on leur raconte... En fait, ce n'est pas une mafia, c'est quelque chose qui se met à l'endroit où il y a des problèmes, des vulnérabilités et ce que j'appelle le monstre. Donc, une fois qu'on a conscience de ça, on essaye de corriger les problèmes. Une prise de conscience citoyenne peut devenir ensuite une prise de conscience politique.
Après, on pourrait avoir une redistribution des moyens. La police a besoin d'avoir des moyens dans tout ce qui est judiciaire : il faut faire des enquêtes et faire tomber les gens. Ensuite, il faut une police de proximité, c'est-à-dire renouer le contact. On n'est pas du tout là-dessus aujourd'hui. Il faut arrêter totalement les opérations coup de poing qui n'ont aucun intérêt, c'est de la com pur et dur.
La santé mentale est une des plus grosses vulnérabilités exploitées dans les quartiers populaires par les dealers. Par exemple, l'appétence à la violence de certains jeunes va être exploitée et on va te faire monter en violence jusqu'à ce que tu sois le pire salopard qui soit. Donc, il faut dès le début avoir une action dessus. C'est urgent. Ça coûte plus cher de ne pas mettre ses moyens. Il faut aussi revaloriser le métier d'éducateur, parce qu'aujourd'hui c'est mal payé, et on prend des gens qui sont mal formés.
Est-ce que, pour vous, le fait de de le raconter, c'est déjà une solution ?
C'est ce que je dois apporter. Il faut que l'opinion publique bouge. Évidemment mon livre ne se vendra pas assez pour faire bouger l'opinion publique. Je suis là aussi pour parler aux journalistes, qui vont avoir aussi un angle nouveau et quand, eux-mêmes traiteront le sujet, le traitement sera un peu différemment. Là aussi, sur la durée, on contribue à éclairer l'opinion publique, et c'est ma première fonction. Ensuite, je suis de temps en temps amené à rencontrer des gens qui sont plus dans l'action (préfecture de police, protection judiciaire de la jeunesse, etc.) J'ai aussi été auditionnée par le Sénat, par des députés. J'ai, je pense, ce rôle-là en toute humilité, comme je le dis souvent dans mes livres, je fais ce que je peux. Je ne suis pas Mendès-France, je ne suis pas non plus Victor Hugo, donc faites ce que vous avez à faire, mais en tout cas, vous ne pourrez pas dire : on ne savait pas.
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