Philosophe et homme de médias, Emmanuel Tourpe publie "À l'amour que vous aurez les uns pour les autres..." aux éditions Artège. Dans cet essai - s'appuyant sur la tradition théologique et philosophique - il nous rappelle que "c'est dans l'amour de soi-même que la charité chrétienne prend ses racines, c'est ensuite dans la réciprocité d'une communion qu'il se développe".
Constatant les nombreux clivages entre chrétiens (notamment sur les réseaux sociaux) il nous met en garde : nous commençons à peine à être chrétiens ! Il est l'invité de Yves Thibaut de Maisières.
Mon propos a essentiellement deux buts. Le premier - qui a l'air d'une évidence - mais qui ne l'est plus, c'est que ce qui nous définit comme chrétiens, c'est notre amour. C'est la donnée première, d'où le titre qui rappelle le dernier propos du Christ : « À l'amour que vous aurez les uns pour les autres, on vous reconnaîtra comme mes disciples ».
Le deuxième but, qui est tout aussi important, c'est qu'on a tous le mot amour à la bouche, la plupart du temps juste pour le mettre dans le tiroir : amour pour les pauvres et charité sociale. On a perdu de vue l'amplitude de toutes les dimensions de l'amour chrétien, qui commence par l'amour de soi-même “aime ton prochain comme toi-même”, ce qu'on appelle l'ordre de la charité. Cela signifie aussi la réciprocité. Ça veut dire que s'il n'y a pas d'amour en commun, s'il n'y a pas d'amour réciproque, s'il n'y a pas d'amour les uns les autres, il n'y a pas de christianisme !
Ça veut dire aussi que cet amour, il commence en paroisse, en famille, avec mes voisins, au boulot. L'amour réciproque est un point important.
On a tendance à croire, dans le christianisme, que l'amour c'est le don. Non, c'est la réciprocité des dons, c'est la communion, comme en Dieu trinitaire il y a une réciprocité des dons du père, du fils et de l'esprit !
Et enfin au sommet de cette échelle de il y a ce qui nous caractérise mais véritablement en propre, en tant que chrétiens, de toutes les religions du monde, mais parmi toutes les religions, l'amour des ennemis, y compris ceux qui votent des lois contre lesquelles nous sommes, y compris ceux qui sont pour des choses qui ne sont pas chrétiennes.
Je ne dis pas qu'il ne faille pas de sacrifice, pas de dons gratuits. Ce n'est pas l'idée qu'il faut toujours attendre une réponse à l'amour, mais il s'agit de comprendre que le sommet de l'amour c'est la réciprocité des dons.
Quand on aime, qu'on est aimé, le sommet de l'amour ce n'est pas la solitude d'un amour qui se donne ; ce n'est pas la solitude tragique du héros qui donne sa vie, c'est au contraire la vie trinitaire, dans laquelle au don donné répond le don donnant. C'est une dynamique dans laquelle, au Père qui se donne lui-même, répond le Fils dans l'Esprit, qui répond tout amour au Père, c'est cela le sommet de l'amour.
Nous n'aimons pas Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme, parce que nous ne cherchons pas à soumettre notre caractère, notre héritage sociologique, nos atavismes de nos vies de famille, nos choix politiques au commandement de l'amour. Nous considérons qu'ils sont premiers sur la vie de charité, alors que c'est la vie de charité qui devrait les transformer de part en part. Il n'est pas normal, qu'il y ait des chrétiens de gauche ou des chrétiens de droite, qu'il y ait des chrétiens de bons caractères ou de mauvais caractères. Tout cela doit être subordonné à ce qui doit être premier dans notre vie : la tension vers l'amour seul qui vient du Dieu trinitaire.
Il y a deux choses à tenir un peu face à face, qui ont l'air contradictoires mais qui en réalité forment deux points qui vont ensemble. D'un côté, l'amour est une vertu. Ça veut dire que ce n'est pas juste un sentiment ou une passion, mais c'est un travail, une attitude qu'il faut acquérir avec des efforts à produire. Par exemple, il ne suffit pas de croire qu'aimer son prochain, c'est avoir des bons sentiments pour lui. D'ailleurs, Thérèse de Lisieux a une petite anecdote très drôle quand elle dit qu’il y avait autour d’elle une sœur qui faisait énormément de bruit avec sa mâchoire quand elle mangeait. Ce qui l'agaçait au plus haut point. Pendant ces bruits, elle transformait son cœur et priait pour elle. Elle se forçait parfois à être à côté d'elle à table pour précisément transformer mon cœur.
La deuxième chose, c'est que nous sommes incapables d'exercer cet amour. C'est pour cela qu'il s'agit d'une vertu théologale. Ça veut dire qu'elle vient de Dieu seul. Elle est une grâce et une empreinte de la vie trinitaire. Ça veut dire qu'elle vient par la prière, par les sacrements, par la contemplation, et par-dessus tout, d'une réception intérieure profonde de la vie de Dieu.
On connaît tous au moins une phrase de ce texte “Aime et fais ce que tu veux ». Cette phrase d'Augustin, elle est dans un texte absolument magnifique qui s'appelle le commentaire à la première lettre de Saint-Jean. Saint Augustin se convertit une deuxième fois. Il se convertit à quoi ? En lisant la première lettre de Saint Jean, quelque chose en lui se déchire. Quelque chose de nouveau lui apparaît : il comprend que le sommet, le centre, le socle, le cœur absolu de la vie chrétienne, ce qui fait l'Église, plus que la foi et l'espérance, c'est précisément l'amour les uns les autres !
Je suis extrêmement frappé par le vieil homme chrétien qu'on voit sur les réseaux sociaux en particulier. La guerre entre catholiques sur les réseaux sociaux est une honte. Nous sommes non seulement pas meilleurs que les autres sur les réseaux sociaux, nous sommes pires ! Nous avons pris le pire de ce qu'il y a sur les réseaux sociaux, c'est-à-dire l'individualisme narcissique dont j'ai parlé tout à l'heure, et le côté clivant. Et nous sommes sur les réseaux sociaux probablement la communauté qui se déchire, qui se hait et qui est la plus violente entre ses membres, parmi tout ce que je peux observer. Non seulement nous ne sommes pas meilleurs que les autres, mais nous nous déchirons infiniment plus.
Sur les réseaux sociaux, nous sommes tombés dans les pires travers de la modernité, au lieu de nous laisser en permanence ressourcer par la vie trinitaire. C'est une honte et, ce "vieil homme-là", que je voudrais qu'il "meure" !
L'amour de soi, ce n'est pas le développement personnel qui est une forme exacerbée du narcissisme. Par contre, ça s'oppose à une pratique pseudo-chrétienne qui est une pratique totalement païenne (dont on retrouve des traces y compris dans des textes - excellents par ailleurs - comme l'imitation de Jésus Christ de Thomas a Kempis, par exemple) qui dit que se haïr soi-même serait le sommet de la vie chrétienne. Ce n'est pas vrai. C'est même une contradiction absolue de ce qu'est le premier message de l'évangile : Dieu m'aime sans aucune condition. L'amour de Dieu m'enveloppe avant même que j'aie commencé quoi que ce soit.
S'aimer comme Dieu m'aime. Quel que soit mon péché, quelle que soit ma faute, parce qu'il m'a créé, il m'aime. Et cet amour inconditionnel de Dieu ne me laisse pas en place. Cet amour inconditionnel de Dieu ne veut pas seulement me réconforter, il me met en mouvement. Au contraire, l'amour de Dieu est inconditionnel, mais il est un appel profond à changer mon cœur et à me tourner vers lui. C'est pour ça que cet amour de soi, qui est celui de l'évangile, n'est ni le mépris de soi-même qu'on retrouve dans certains textes chrétiens, ni du développement personnel qu'on trouve aujourd'hui partout, c'est un appel de Dieu à se tourner vers lui !
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