C’est l’amitié qui évangélise, interview du Cardinal Jozef de Kesel
Au début du synode mondial sur la synodalité et quelques mois après la parution de son livre Foi et Religion dans une société moderne, le Cardinal Jozef de Kesel revient sur les grands enjeux de l’Eglise d’aujourd’hui et sur la place du christianisme dans la société contemporaine. Il partage quelques souvenirs de jeunesse et quelques sources d’inspiration. Il aborde la question de la place des philosophies et des religions dans la constitution ou encore l’avenir du quadrillage paroissial.
L’interview originale a été réalisée pour l’émission radio « RCF God's Talents », l'émission des grands témoins de 1RCF Belgique.
Comment votre livre a-t-il été reçu dans les différents milieux ?
En général, il a été bien reçu. C’est important de bien comprendre son temps. Il y a un certain tabou autour de la foi et de la religion dans une société sécularisée. Quel est l’avenir de la foi ? Dans la première partie du livre, je développe une analyse de la situation pour mieux comprendre la sécularisation. Je ne donne pas une interprétation moralisante et je ne cherche pas de coupable. Je vois les changements à long terme. En tant que chrétiens, comment se situer dans un monde qui a tellement changé ? Ce n’est pas un livre polémique et ce n’est pas un livre sans perspectives que je développe dans la seconde partie.
Vous décrivez la paix de Westphalie de 1648 comme une date pivot pour l’avènement de la modernité. Pouvez-vous expliquer ?
De l’antiquité à l’avènement de la modernité, toute la société occidentale était imprégnée par la pensée chrétienne. La culture était chrétienne. Un moment donné, Luther a voulu réformer l’Eglise, la rendre plus évangélique mais cela a mené à la division de l’Eglise et aux atroces guerres de religion. C’était la première guerre mondiale. Dès 1646, en Westphalie, les chefs d’états européens ont négocié et signé la paix : chacun a dès lors le droit d’avoir la foi qu’il désire. Le sujet décide lui-même ce qu’il va croire.
A plusieurs reprises, vous mettez en évidence l’Afrique du Nord et en particulier le monastère de Tibhirine, comme une oasis chrétienne, priante et dialoguante, au milieu du monde musulman. Pourquoi ?
Quand la religion est culturelle, on ne supporte pas de dissidence. Ce ne sont pas les nations qui sont appelées à devenir Eglise mais l’Eglise qui est appelée à vivre parmi les nations, dans la diaspora. La petite communauté de Tibhirine montre une Eglise qui ne domine plus mais qui est présente et qui témoigne. Elle vit avec et elle est solidaire. Ce qui m’attire, c’est une Eglise qui ne se confond plus dans la société comme l’Islam l’est encore parfois dans certains pays. C’est pour cela que je souscris à cette culture moderne où la liberté est si importante, notamment pour la foi.
Le christianisme devient une proposition parmi d’autres. Qu’est-ce que les catholiques ont de spécifique et d’attractif à proposer au monde d’aujourd’hui ?
Le centre de notre foi, c’est l’humanité de Dieu. C’est un Dieu qui a un cœur pour l’homme, qui est à la recherche de l’homme, qui est solidaire jusqu’à l’incarnation. Il porte notre fragilité, il se fait homme. C’est la suite du judaïsme qui avait bonne réputation à la fin de l’Antiquité. C’est un Dieu unique et l’unicité de Dieu se trouve dans son humanité.
Y-a-t’il un évènement significatif de votre jeunesse ou de votre enfance qui nous permet de mieux vous connaître aujourd’hui ?
J’ai été marqué par mon engagement dans le mouvement de jeunesse JEC, Jeunesses Etudiantes Catholiques, en 1962-64, très lié à la paroisse. Or, les changements liés au Concile Vatican II ont débuté précisément lorsque j’étais responsable de la JEC. Ensuite, lorsque j’étais au séminaire vers 1967, j’ai senti les questions et je me suis un peu repositionné.
Quelle est la personne-clé qui vous inspire ou vous a fait grandir et pourquoi ?
Lorsque j’ai étudié la théologie à Rome en 1968, j’ai été fort marqué par la lecture de Dietrich Bonhoeffer. Ce pasteur luthérien a écrit des lettres en prison, intitulées « Résistance et soumission ». Il a été martyrisé en 1945 par les nazis. Il était en même temps un citoyen engagé dans la société et un chrétien priant. Dans les années autour de 1968, ces lectures m’ont libéré d’un christianisme qui devenait trop libéral et qui perdait ses repères. Bonhoeffer m’a aidé à me repositionner.
Y-a-t-il un film qui vous a particulièrement touché ?
« Des hommes et des Dieux » sur la communauté cistercienne de Tibhirine. J’ai été marqué par les figures du prieur et du frère Luc. Ils forment une communauté paisible au milieu des musulmans. Aucun souci de prosélytisme, ils vivent leur foi authentique et ils sont solidaires de leur environnement. L’amitié est importante. Ils partagent les joies et les peines de leurs voisins.
Quel est votre lieu préféré ?
Jeune prêtre, j’allais chaque année à Orval et c’est resté mon abbaye préférée. Ma vocation n’est pas d’y rester même si je m’y sens bien. La vie monastique est authentiquement chrétienne, dans sa simplicité, en particulier chez les cisterciens. Saint Bernard est un grand maître spirituel.
Quelle est la citation de la bible qui vous porte ?
Pour moi, c’est évident, c’est le Deutéronome 6, 4 :
Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force.
C’est la confession que les juifs récitent deux fois par jour. Il n’y a que deux verbes : écouter et aimer. Ces sont les deux verbes les plus importants pour toute relation.
Vous citez la fin de l’Evangile de Matthieu « de toutes les nations faites des disciples ». Quelle est selon vous la limite entre évangélisation et prosélytisme ?
Dans mon livre, je fais surtout la distinction entre christianisation et évangélisation. Christianiser la société signifie vouloir la rendre chrétienne. Notons que l’Eglise a réussi après l’antiquité. Le christianisme est devenu la religion de la culture elle-même. Toutefois, je pense que ce n’est pas une bonne chose, comme nous le voyons actuellement dans certains pays où l’islam est la religion culturelle. Cela pose d’ailleurs des problèmes, comme vis-à-vis des chrétiens, par exemple en Irak. Chez nous, certaines personnes partagent les valeurs chrétiennes mais ont aujourd’hui encore une allergie par rapport à l’Eglise en tant qu’institution. L’Eglise paie un peu son passé parce que l’Eglise a été pendant longtemps la religion culturelle et avait un certain pouvoir. Pour revenir sur la notion de prosélytisme, celui-ci arrive lorsque je manque de respect pour l’autre et que j’arrive avec un agenda caché. Je tiens beaucoup à la valeur de la rencontre dans le vrai sens du mot, sans intention cachée. Par contre, l’évangélisation ne peut être que le résultat d’une vraie rencontre. C’est l’amitié qui évangélise.
En pensant à certains courants de pensée, que pensez-vous de l’inscription de la laïcité ou de la neutralité dans la constitution afin de garantir un dialogue pluraliste ?
Je défends une société sécularisée où aucune religion ne devient une religion culturelle, ni islamisation ni christianisation. Une société sécularisée où il y a un pluralisme actif, où l’Eglise est présente et où elle peut rayonner. A propos du débat sur la constitution, je plaide davantage pour une neutralité inclusive que pour la laïcité qui se réfère, en Belgique, à une philosophie. C’est un contre-sens de dire que cette laïcité-là s’inscrit dans la constitution. Aucune philosophie, aucune religion ne peut s’inscrire dans la constitution, c’est le principe de neutralité qui est important.
Le président de l’Exécutif des Musulmans de Belgique (EMB) a déclaré récemment que l’EMB pourra se passer des subventions publiques pour cesser l’ingérence du gouvernement et préserver leur autonomie. Qu’en pensez-vous ?
Je ne juge pas les autres religions. Dans le fond, le principe même de la subvention de l’état pour les religions se défend car la religion ne se limite pas à la vie privée mais aussi à la vie en société. C’est évident qu’un chrétien est aussi un citoyen responsable. La religion est un phénomène important pour l’homme. Les religions ont quelque chose à donner à la société, dans le respect de la diversité.
Avec l’exemple de Tibhirine, vous plaidez pour des oasis spirituels et rayonnants. Quel est l’avenir du quadrillage paroissial ?
L’infrastructure dont nous avons hérité du passé ne correspond plus à la réalité de l’Eglise d’aujourd’hui. Je ne veux pas minimiser l’importance de la présence territoriale et la proximité de l’Eglise mais nous ne pouvons probablement plus garder tous les lieux de culte partout. Pour l’avenir, c’est important de garder un nombre suffisant de lieux où les chrétiens peuvent se retrouver, des lieux proches de gens. Cela dit, même si certaines églises sont moins fréquentées, je reste prudent sur cette question. Une église est un lieu symbolique pour les croyants et pour les gens. C’est un lieu « sui generis », non comparable à d’autres lieux. Visiter une église, ce n’est pas visiter un musée. C’est un lieu pour le culte, mais aussi pour la prière personnelle ou pour un moment de silence. Je demande d’ouvrir les portes des églises. Une église fermée, cela n’a pas de sens. On y est libre, c’est un lieu d’accueil. Dans une société tellement sous l’emprise de la technique et de la science, l’église reste un lieu ouvert à la transcendance. Ne réduisons pas l’église à la seule fonction liturgique.
Vous écrivez que l’Eucharistie, la messe, est le cœur de l’Eglise et la prière par excellence. Le confinement a dans ce sens été une fameuse épreuve pour les catholiques. Quel est l’avenir de l’Eucharistie ?
Ah ! Si on perd l’Eucharistie, on perd l’Eglise. Beaucoup de choses peuvent changer dans l’Eglise, mais tant que des chrétiens se rassemblent le dimanche, l’Eglise vit. La messe du dimanche est si importante. Le concile dit de l’Eucharistie qu’elle la source et le sommet de la vie chrétienne. Si elle est sommet, elle présuppose autre chose, entre autres la lecture de la parole de Dieu, la prière et l’engagement dans le monde. Dans les intentions de la prière universelle, on sent battre le cœur de la communauté chrétienne.
Votre saint Patron est le saint patron de la Belgique : Joseph, le charpentier de Nazareth et le père nourricier de Jésus. Le pape François lui dédie une année spéciale. Quelle est la signification d’avoir un tel saint pour notre pays ?
Saint Joseph est inspiré par ses rêves. Le pape en parle beaucoup. Il invite la jeunesse à rêver, à oser autre chose. Saint Joseph a plusieurs fois dû accepter l’inattendu et a dû changer ses plans. Ensuite, c’est un humble. Ce mot est peut-être usé mais tellement évangélique. Je l’utilise aussi pour l’Eglise. Cela signifie qu’elle n’a plus aucune prétention. Elle a conscience de ses propres fragilités et n’a pas peur de sa vulnérabilité. Elle est authentique. Dans l’évangile de Matthieu, on dit de Saint Joseph qu’il est juste et humble.
Quels est selon vous le plus grand enjeu du synode sur la synodalité pour l’Eglise de Belgique ?
Pour moi, c’est la nécessité de s’écouter. Le pape l’a dit lors du lancement du processus. Il a employé trois mots : rencontre, s’écouter et discerner. La rencontre est tellement importante. Tout le monde a ses idées sur l’avenir de l’Eglise, mais se rencontrer n’a de sens que si on s’écoute et si on discerne ensemble. C’est une invitation au discernement. Ce n’est ni celui qui crie le plus fort ni la majorité qui a nécessairement raison. Discernons ensemble. Ecoutons ce que l’Esprit demande maintenant à son Eglise, pas à pas. L’Eglise est grande, cela prend du temps. Répondons avec enthousiasme et réalisme à l’appel du pape. C’est à nouveau l’élan du concile (Vatican II).
Plus d'infos sur le livre du Cardinal, Foi et Religion dans une société moderne, paru aux éditions Salvator ici.
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