LA CHRONIQUE DE CLOTILDE BROSSOLLET - La superette à côté de mon bureau a ce petit quelque chose que la modernité réserve aux pauvres : elle est ouverte 7 jours sur 7, 24h sur 24. Les habitants du quartier ont donc tout loisir de faire leurs courses à l’heure de leur choix. Quelque soir l’heure ou le jour, il n’est plus un seul besoin d’achat qui ne puisse se satisfaire…
Dans ce quartier populaire, où une grande partie des habitants ne connaît pas les horaires classiques de bureau mais où le faible niveau d’étude garantit l’emploi dans des métiers aux horaires décalés comme ceux du service à la personne ou encore dans la sécurité, une supérette ouverte sans interruption relève presque de la bénédiction.
Le miracle se poursuit : cette amplitude d’ouverture sans limite ne nécessite pas que les employés de la supérette vivent eux aussi en horaires décalés. Aucun n’est contraint de travailler la nuit ou encore les dimanches ou les jours fériés. Ces moments-là ne nécessitent la présence d’un seul et unique employé : un agent de sécurité, qui ne porte pas un uniforme aux couleurs du distributeur mais aux couleurs de l’agence de sécurité qui l’emploie. Plus d’employés dans les rayons, plus d’employé aux caisses : la supérette est un immense magasin, peuplé la nuit et les jours dits "non travaillés" d’acheteurs et d’un agent de surveillance.
À ces horaires, le client passe obligatoirement par une caisse automatique, que l’agent de sécurité peut débloquer en cas de problème, puis par un sas qui ne s’ouvre que sur présentation d’un code barre imprimé sur le ticket de caisse. Bref, un magasin pour les pauvres, qui réduit son personnel à un seul individu, qui réduit son service client à la sécurité et organise ses caisses pour éviter que les clients soient tentés de partir sans payer. Le passage par le sas est désagréable, provoquant le sentiment insupportable d’être prisonnier d’un dispositif purement matériel et technique dont la raison d’être est la méfiance et le soupçon.
L’agent de sécurité est partie intégrante de ce dispositif : il n’existe plus en tant que personne. Son individualité s’est effacée avec le départ des autres employés. Le déroulement normal du magasin doit se passer de lui. Sa simple présence est prévention, une présence qui ne demande aucune action, aucune interaction, tant que tout va bien. Remplaçable et sans compétence particulière, il est payé pour être là, un point c’est tout. Tant que tout va bien, l’organisation n’attend rien d’autre que lui. Il n’agira, et n’interagira que si le système déraille.
Seul un dysfonctionnement peut lui permettre de retrouver son humanité. Mais qui aspire avec impatience à ce que les choses dérapent ? Personne, même pas cet homme qui a totalement intégré l’idée que son utilité profonde est de ne pas être un homme mais une image de la force qui par sa simple présence empêche que le client ou la machine ne déraille.
La disparition des caissières s’est faite avec notre silence complice, dans l’illusion de gagner du temps. Pour aller plus vite, nous avons fait l’économie de la personne humaine. Pourtant, nous devons toujours prendre le temps de passer les produits un à un devant un scanner, de fouiller dans nos portefeuilles pour trouver nos cartes de fidélité, d’introduire nos cartes de crédit dans le terminal de paiement, de composer notre code secret, de mettre nos achats un à un dans nos sacs jamais assez grands, jamais assez nombreux pour tout contenir. De temps, nous n’avons que gagné celui de l’échange de quelques mots, un "bonjour", un "merci", un "au-revoir", nous privant de relations humaines et même d’un sourire, qui lui n’exige aucun temps.
La disparition des caissières fait de nous les complices d’un monde de la technique où
l’homme est réduit à n’être plus qu’un élément du système qui finit par asservir aussi le
client, réduit à n’être qu’un agent consommateur…
Des chroniqueurs d'horizons variés nous livrent leur regard sur l'actualité chaque matin à 7h20, dans la matinale.
- Le lundi : Stéphane Vernay, directeur de la rédaction de Ouest-France à Paris, et Arnaud Benedetti, rédacteur en chef de La revue politique et parlementaire ;
- Le mardi : Corinne Bitaud, agronome et théologienne protestante, et Marie-Hélène Lafage, consultante en transition écologique auprès des collectivités territoriales ;
- Le mercredi : Clotilde Brossollet, éditrice, et Pierre Durieux, essayiste ;
- Le jeudi : Antoine-Marie Izoard, directeur de la rédaction de Famille chrétienne ; Aymeric Christensen, directeur de la rédaction de La Vie ;
- Le vendredi : Blanche Streb, essayiste, chroniqueuse, docteur en pharmacie, auteure de "Grâce à l’émerveillement" (éd. Salvator, 2023), "Éclats de vie" (éd. Emmanuel, 2019) et "Bébés sur mesure - Le monde des meilleurs" (éd. Artège, 2018), et Elisabeth Walbaum, Déléguée à la vie spirituelle à la Fédération de l'Entraide Protestante.
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