Mark Hunyadi : "Faire confiance à la confiance"
Le philosophe Mark Hunyadi nous présente son nouvel ouvrage Faire confiance à la confiance, aux éditions Erès. Au coeur de sa pensée : la genèse de l'individualisme moderne et notre rapport "libidinal", voire "concubin" à la technique ou au numérique. Professeur à l'Université catholique de Louvain, il nous encourage par sa réflexion à retrouver la transcendance et à rejeter l'emprise du numérique sur nos existences. Il est l'invité d'Yves Thibaut de Maisières sur 1RCF Belgique.
Le choix de la philosophie comme orientation professionnelle, vous la viviez comme une "conversion". Le concept de confiance va guider très tôt votre parcours philosophique. Comment expliquez-vous ce désir ?
Vous savez, je pense qu'il y a beaucoup de manières différentes de devenir philosophe, d'appréhender la philosophie. C'était effectivement une forme de conversion pour moi, la philosophie à l'âge de 14 ans. Tout d'un coup, je me suis rendu compte que c'était les choses qui m'intéressaient. J’étais obsédé par une question depuis ma jeunesse, la question du fondement de la morale. C'est comme ça que j'ai rencontré, et puis connu de près Jürgen Habermas.
Ce qui m'intéressait philosophiquement, c'était la question du fondement. Comment peut-on, au fond, fonder une morale ? On était dans les années 80. Je suis allé rencontrer Jürgen Habermas et j'ai travaillé avec lui pendant deux ans. Ça s'est très bien passé. J'ai eu l'occasion de traduire deux de ses livres en français. C'est à partir de ce moment-là - à partir du fondement de la morale qu’il proposait - que j'ai commencé à élaborer ma propre pensée.
Mais au fond, de livre en livre, de réflexion en réflexion, j'en suis arrivé à cette idée de la confiance, parce que la confiance, n'est pas rationnelle. La confiance est un lien tout à fait élémentaire et irréductible. Avec ma pensée en opposition, ou en alternative, au modèle très rationaliste d’ Habermas, je me suis dit que le thème de la confiance était très peu étudié en philosophie. On entend dire qu'il n'y a pas de société sans confiance mais, très curieusement, personne n'a fondé de théorie de la société sur le lien de confiance. On ne la définit pas, d'une part, et puis on fonde la théorie de la société sur autre chose que la confiance, d’autre part. Voilà le défi que je me suis lancé et qui aboutit à un livre intitulé Au début était la confiance et dont ce livre Faire confiance à la confiance est un peu un résumé plus grand public, de mes thèses sur la confiance.
L'intelligence artificielle est une technologie qu'il faut bien appeler une technologie de l'esprit, parce qu'elle influence notre esprit
Le numérique prend une place importante dans le développement de votre essai. On a tendance à vous connaître comme pourfendeur du transhumanisme et sceptique face au numérique. Quel est votre rapport au monde numérique ?
Je suis effectivement pourfendeur du transhumanisme ou du post-humanisme, mais ça ne veut pas du tout dire que je suis hostile à la technique. Absolument pas. Il ne faut pas commettre ce malentendu que font les post-humanistes, considérant que si on est contre eux, alors on est contre la technique, on est ringards, et considérés comme des “bioconservateurs”. C'est une opposition qu'ils ont construite eux-mêmes. Je suis non seulement un défenseur de la technique, mais aussi un admirateur de celle-ci. Et je suis bien conscient que l'homme est un animal technique. C'est-à-dire que nous ne pourrions tout simplement pas survivre sans la technique, contrairement à d'autres animaux qui peuvent très bien survivre dans leur environnement dès lors que celui-ci est suffisamment adapté.
Nous avons besoin de ces organes exosomatiques, ces constructions artificielles qui sont les outils hors de notre corps et qui prolongent notre corps. Nous avons absolument besoin de ça ! Néanmoins, je pense que le numérique, en tant que tel, n'est pas en question. Ce qui est en question, pour moi, c’est plutôt la question dont le numérique s’impose à nous, s'impose à travers le marché. ChatGPT en est le meilleur exemple. C'est une technologie qu'il faut bien appeler une technologie de l'esprit, parce qu'elle influence notre esprit, qui en est en quelque sorte supplanté, elle est comme une prothèse pour notre esprit. Il y a une dizaine d'années encore, on ne pensait pas cette technologie imaginable.
Voyez-vous l’intelligence artificielle comme une technologie dopante pour l'esprit ?
Tout à fait. On s'en remet en fait à chatGPT pour accomplir des tâches dont on pensait qu'elles furent le propre de l'esprit humain : produire des textes doués de sens.
La technologie nous a envahi deux ou trois semaines avant Noël 2022, au moment où elle fut mise sur le marché. C’était le branle-bas de combat partout, dans les écoles et dans les universités. Des professions se sont tout d'un coup inquiétées pour leur avenir. Pour moi, c'est symptomatique du fait que c'est le marché qui a piloté la disposition de ces outils, alors qu’il s’agit d’une technologie de l'esprit. Même anthropologiquement il y a un nouveau rapport qui se joue dans une des fonctions essentielles de l'esprit humain.
Les entreprises ont été trop vite. Politiquement, éthiquement, on n'est pas équipé pour prendre du recul, pour prendre cette distance réflexive. Le résultat, c'est que c’est le marché qui nous impose cela. Ca veut dire que c'est le marché qui va décider de ce que sera l'être humain de demain. Donc je n'en veux pas.
"La source commune des crises systémiques est l'individualisme moderne".
Vous aimez utiliser la métaphore de individu-cockpit, pour parler du comportement individuel et sociétal. De quoi s'agit-il ?
Je pense qu'elle reflète le mieux la forme d'individualisme qui est celui de nos sociétés. L'individualisme d'aujourd'hui est un individualisme du cockpit où chaque individu est enfermé dans son cockpit, enfermé dans sa bulle, d'où il gère ses données pour exécuter ses désirs et ses volontés.
Cette métaphore a été rendue vivante et réelle sous le confinement. il faut bien noter que cet individualisme individualiste n'est pas la seule forme d'individualisme que nous puissions connaître. Par exemple, il y a des formes d'individualisme où l'on a des individus qui ne s'épanouissent que dans les relations avec autrui. C'est une toute autre image que celle du cockpit. Un individualisme relationnel n'est pas du tout la même chose qu'un individualisme du cockpit.
Venons-en à la notion de contrat social. Une notion remise au goût du jour au XVIIIe siècle par Jean-Jacques Rousseau. Vous en parlez dans votre essai. S'agit-il d'une morale, d'un code de vivre ensemble aujourd'hui face à tous ces individus cockpit dans leur bulle ? La confiance procède-t-elle du contrat social ?
Le contrat social est une invention de philosophes, mis en place pour résoudre le problème que posait l'individualisme né au Moyen-Age. A cette époque, il y avait une forme très particulière d'individualisme qui considérait qu'au fond, la faculté suprême de l'individu, c'est la volonté. Dans cette conception qui est la nôtre, le but de tout individu, est de réaliser et d'exécuter sa volonté qui est autonome et souveraine. Aujourd'hui, à chaque fois qu'on nous demande une action (par exemple sur nos applications, d'accepter les cookies, consentir à ceci ou à cela) c’est le consentement qui garantit la moralité de la chose. Si vous avez consenti, alors vous avez donné votre parole, vous avez donné votre accord, l'accord de votre volonté.
Or, ce modèle d'individualisme, les philosophes se sont rendus compte très tôt qu'il posait un problème politique parce que - si tout le monde est un individu individualiste, doté d'une volonté autonome - ça pose un problème pour l'ordre social. Comment établit-on un ordre social à partir de ces individus dont la volonté va dans le sens individualiste ?
Ça veut dire que le contrat est la forme adéquate de relation pour des individus individualistes dotés d'une volonté autonome. Ça veut dire qu'ils ne s'associeront qu'à condition qu'ils y ont intérêt, et par un acte volontaire. C'est ça qui explique au fond l'importance de ce modèle du contrat social, qui est aussi l'importance aujourd'hui de la figure du contrat. On veut tout contractualiser, parce que nous sommes ces individus individualistes pour lesquels le contrat est la forme de relation adéquate.
L'actualité et en particulier les années de pandémie de Covid-19 ont vu émerger de façon plus aigue la notion de complotisme. Ce complotisme est-il l'expression la plus explicite de la méfiance vis-à-vis de l'information et de l'autorité ?
C'est un des symptômes de cette méfiance. D'une certaine manière, le complotisme est porteur aussi d'une bonne nouvelle : les gens sont en quête de sens ! Imaginer un complot, chercher un complot, c'est c'est chercher un sens à l'événement qui ne nous satisfait pas. Ça, c'est la bonne nouvelle. Cela dit, la mauvaise nouvelle, c'est que c'est absurde. On cherche en général de très mauvaises raisons et qui n'ont aucun fondement dans la réalité.
Le complotisme est aussi révélateur de notre temps car à travers lui, on ne cherche pas tant la vérité que ce qui, au fond, satisfait le plus notre avis. On va au plus facile, au plus immédiat, au plus satisfaisant, en évitant le juste milieu et en allant vers ce qui procure, la satisfaction cognitive la plus immédiate.
Vous décrivez notre relation à la technique et au numérique comme "libidinal" et "concubin". Qu'est-ce que cela engendre sur la confiance ?
Tout d’abord, j'aimerais défendre cette idée que la confiance est quelque chose de beaucoup plus englobant que ce que nous concevons dans notre imaginaire individualiste. La confiance n'est pas simplement une relation au risque. Je pense au contraire que la confiance est beaucoup plus englobante.
La confiance, elle est relation au monde d'une manière très générale. C'est même la relation la plus générale, la plus englobante qu'on puisse avoir au monde. On ne pourrait pas faire un seul geste si on n'avait pas confiance dans le monde qui nous entoure. On ne pourrait pas prendre un verre si on n'avait pas confiance que ce verre allait tenir dans la main. La deuxième chose, c'est que l'individualisme contemporain nous a habitué, à nous méfier de la confiance en y voyant un risque. Cela s'explique précisément parce que cet individualisme est un individualisme de l'individu volontaire qui veut exécuter ses propres buts. Or, ce qu'il faut voir avec le numérique, c'est que le numérique installe une forme de relation au monde. Il n'est pas juste un outil utile, il englobe tout et devient omniprésent.
Le numérique devient médiation au monde. Et ça a une grande conséquence sur la confiance. Fondamentalement, notre relation au monde, est faite d'incertitude parce qu' on ne sait jamais de quoi sera fait le lendemain et le futur immédiat. Si le numérique vient s'interposer entre moi et le monde pour exécuter mes désirs, ça veut dire qu' une relation technique s'interpose ; ce n'est plus une relation de confiance, c'est une relation de sécurité, parce que la technique sécurise mon rapport au monde.
D'où le fait que le thème de la sécurité - pas seulement de la cybersécurité - est très important dans le numérique. Ceux qui nous offrent les services numériques veulent que le moyen soit sûr parce qu'ils veulent qu'on les utilise. Ils sécurisent notre façon de penser et d'envisager le réel. Au fond, le monde qu'installe le numérique est un monde où le désir de chacun se trouve sécurisé. Les relations naturelles de confiance sont tellement englobantes qu'elles sont en quelque sorte contournées par des relations de sécurité. On ne devient pas de plus en plus méfiant, mais on a de moins en moins besoin de cette confiance. Cette inutilité de la confiance s'explique parce qu'on s'en remet aux machines, tendanciellement, donc on élimine les relations de confiance.
La nécessité d'une transcendance
Qu'est-ce qui pourrait changer la donne aujourd'hui, pour renouer avec cette confiance ?
Pour sortir de cet individualisme individualiste, il faut insuffler le sens de la transcendance. Je ne pense pas nécessairement à la grande transcendance de Dieu, de la religion, je pense à la transcendance de tout ce qui nous fait sortir du "cockpit".
Il faut insuffler la transcendance dans les rapports avec les autres, dans nos rapports avec le monde. Or ça, on peut l'enseigner, on peut l'apprendre, le réapprendre. En même temps, notre individualisme du cockpit est extraordinairement satisfaisant pour les individus.
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