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Comprendre la situation en Arménie : entretien avec Eric Hacopian

Un article rédigé par Guillaume Hénault-Morel - RCF Orne, le 21 janvier 2022  -  Modifié le 17 juillet 2023
Hayastan Comprendre la situation en Arménie : entretien avec Eric Hacopian (en anglais)

Analyste politique, Eric Hacopian est aussi, par son parcours, le reflet des Arméniens d’aujourd’hui. Il nait à la fin des années 1960 en Iran, sa famille rejoint ensuite les États-Unis où il sera consultant politique pendant plus de vingt-cinq ans. En 2017, il décide de s’installer en Arménie et devient un contributeur régulier pour Civilnet, un média numérique indépendant. Chaque semaine, il revient sur les actualités marquantes du pays dans le programme Insights with Eric Hacopian. Pour RCF, il analyse l’année que vient de vivre l’Arménie et se projette sur ses principaux défis.

Eric Hacopian @Civilnet Eric Hacopian @Civilnet

Avant-propos
Les déplacements en décembre de deux candidats à l’élection présidentielle, Eric Zemmour et Valérie Pécresse, en Arménie, ont remis temporairement ce pays du Sud-Caucase sur le devant de l’actualité. Ces visites, en signe de soutiens aux chrétiens d’Orient et d’ambitions électorales vis-à-vis de la diaspora, rappellent également que la situation sur place demeure très instable. 

En septembre 2020, l’Azerbaïdjan, aidé par la Turquie et des mercenaires syriens, lançait une large offensive militaire dans le Haut-Karabagh (Artsakh en arménien). Ce territoire, rattaché par Staline au soviet azéri en 1921, est peuplé dans sa très grande majorité par des Arméniens et leurs monastères millénaires en témoignent. A la chute de l’URSS, la population de l’Artsakh proclamait son indépendance à la suite d’un référendum. Une décision refusée par le régime de Bakou qui enclenchait une première guerre, remportée par les Arméniens en 1994 mais sans reconnaissance internationale de la nouvelle République. Vingt-six ans plus tard, le rapport de force était disproportionné avec l’usage massif de drones mais aussi de bombes à sous-munitions et de phosphore blanc par la coalition turcophone. Après 44 jours de combats et plus de 7 000 morts, un nouveau cessez-le-feu est signé, entraînant la cession de nombreux territoires à l’Azerbaïdjan. Une zone arménienne reste établie dans le Haut-Karabagh, autour de la capitale Stepanakert avec la présence de soldats russes de maintien de paix. Mais cette paix est extrêmement précaire. Depuis la fin de la guerre, de fréquents échanges de tirs ont lieu à la frontière entre les deux pays avec la mort de plusieurs dizaines de soldats. Les forces azerbaïdjanaises ont même investi des territoires propres à l’Arménie. Le président azéri Ilham Aliyev poursuit ses menaces envers son voisin tant qu’un corridor ne sera pas créé entre son pays et la Turquie. En parallèle, son régime maintient dans ses geôles une centaine de prisonniers de guerre arméniens, sans aucun respect des lois internationales. En début d’année, il s’en est pris à Valérie Pécresse, assurant que s’il avait été au courant de sa visite dans le Haut Karabagh, « nous ne l'aurions pas laissée repartir ».

Analyste politique, Eric Hacopian est aussi, par son parcours, le reflet des Arméniens d’aujourd’hui. Il nait à la fin des années 1960 en Iran, sa famille rejoint ensuite les Etats-Unis où il sera consultant politique pendant plus de vingt-cinq ans. En 2017, il décide de s’installer en Arménie et devient un contributeur régulier pour Civilnet, un média numérique indépendant. Chaque semaine, il revient sur les actualités marquantes du pays dans le programme « Insights with Eric Hacopian ». Pour RCF, il analyse l’année que vient de vivre l’Arménie et se projette sur ses principaux défis. 

Son discours est direct, ses propos peuvent interpeller par la dureté de ses jugements envers les voisins de l’Arménie. Cette jeune République est une démocratie fragile et très imparfaite mais elle a le mérite d’exister entre deux pays classés aux 153e et 167e rangs (sur 180) du dernier classement mondial de la liberté de la presse par RSF (l’Arménie pointe à la 63ème place). Il est important d’avoir conscience que pour une partie des Arméniens, l’existence même de leur pays est en jeu. Face à cette crainte, les réactions des pays occidentaux sont jugées très faibles et leur volonté de mettre tous les états concernés sur un même niveau est incompréhensible. Nos conceptions européennes en matière de géopolitique, notre vision sur la Turquie et l’héritage d’Atatürk (lire à ce sujet Le Sabre et le Turban : Jusqu’où ira le Turquie? de Jean-François Colosimo aux éditions du Cerf) peuvent être questionnées par la témoignage d’Eric Hacopian. C’est aussi le message d’un homme qui vit à trois heures de route de zones de combat.

 

Eric Hacopian, comment décririez-vous la situation en Arménie, un an après la guerre ? 

Schizophrène. Nous sommes dans une situation avec un pays qui a perdu une guerre, avec des problèmes géopolitiques, frontaliers, militaires et de sécurité. Mais dans le même temps, l’Arménie a réaffirmé sa démocratie dans des circonstances très difficiles. Il y a une tentation autoritaire avec un retour à un « homme fort » mais la population a décidé de préserver ses libertés lors des élections. L’économie se porte remarquablement bien avec des secteurs en croissance, notamment dans les nouvelles technologies qui définissent l’Arménie de demain.

 

Quelques semaines après la guerre, vous avez fait partie de ceux qui militaient pour l’instauration d’une commission d’enquête sur la gestion arménienne de ce conflit. Avez-vous été entendu ? 

Rien n’a été fait dans ce sens, même s’il est encore temps. Il y a évidemment des raisons politiques. Lors des premiers mois, le pays était encore aussi dans la tourmente, on ne connaissait pas encore l’identité du futur parlement. Mais depuis la nouvelle majorité en juin, aucune annonce n’a été faite. Il y a une réticence car le principe même d’une commission d’enquête c’est qu’elle peut incriminer tout le monde, l’actuel gouvernement compris. Il y a une grande tentation pour enterrer cela mais nous devons continuer à le demander même si ça ne plait pas à nos politiques. 

 

Ces élections ont plus été le dernier acte de la Révolution de velours initiée en 2018.

 

Comment expliquer que, malgré une guerre perdue et un profond traumatisme dans la population, le Premier ministre Nikol Pachinian est parvenu à conserver une majorité lors des élections législatives de juin 2021 ? 

Il existe deux raisons. Tout d’abord, c’est un homme politique remarquable dans le sens où c’est un activiste qui vient de la société civile. Il comprend mieux la population que les autres. C’est, véritablement, le premier politicien démocrate de ce pays. Il sait comment fonctionne un système démocratique. Il a passé toute sa vie à trouver la solution pour renverser un système oligarchique. Donc si vous l’affrontez dans une élection démocratique, il a de grandes chances de l’emporter. Mais malheureusement, il n’a pas suffisamment pensé à la suite. 

Ensuite, je pense que les personnes ont mal interprété sa victoire. Certes, il a réussi à mettre fin à l’ancien sytème et développer les zones rurales mais ces élections ont plus été le dernier acte de la Révolution de velours initié en 2018¹. Le peuple a réaffirmé qu’il ne souhaitait pas le retour des anciens dirigeants. S’il y avait eu des alternatives à ce duo Pachinian/ancien régime, le résultat aurait été totalement différent. 

 

Pourquoi n’y a-t-il pas eu une troisième voie dans ces élections ? 

Notre système politique est encore sous-développé. Il n’y a pas de mouvements unis et le timing était trop serré avec une élection seulement cinq mois après la guerre. Les personnes les plus compétentes étaient davantage concentrées sur la reconstruction. Mais je pense que lors des prochaines élections, nous observerons de nouvelles forces politiques car elles auront le temps de se former. Cela se fera avec des individus qui ont pris part à la Révolution de 2018 mais qui se sont éloignés ensuite du Premier ministre. Et sans doute aussi avec des personnes venant du monde économique et des nouvelles technologies. 

 

Nous commençons déjà à voir des membres du gouvernement actuel qui viennent de la société civile…

La meilleure chose qu’ait fait ce gouvernement, c’est d’avoir nommé plusieurs ministres extrêmement compétents, notamment sur l’économie et les technologies. Mais cela démontre aussi sa faiblesse. Car si un sytème fonctionne uniquement par la présence de personnes compétentes, c’est qu’il n’y a pas eu de véritable changement systémique. Les systèmes politiques, dans leur ensemble, ne créent pas des individus exceptionnels. La plupart est médiocre. Ils ne sont pas mauvais en soi mais restent à l’image du système. Nous avons besoin de réformes structurelles beaucoup plus importantes. 

 

Le président Armen Sarkissian a annoncé, ce dimanche 23 janvier, sa démission. Comment expliquer cette décision ?*

Dans son communiqué officiel, il expliquait qu’il ne disposait pas « des outils nécessaires pour influer sur les processus importants de la politique étrangère et intérieure ». Sur ce point, il a raison car l’actuelle constitution arménienne ne donne qu’un rôle de représentation au président dans ce régime parlementaire. Mais cette démission est surtout intervenu quelques heures avant la publication d’une enquête d’un média sérieux, Hetq, révélant qu’Armen Sarkissian était également citoyen de Saint Kitts et Nevis, un petit Etat dans les Caraïbes connu pour être un paradis fiscal. Or, la loi arménienne interdit d’être citoyen d’un autre pays si l’on prétend à ces responsabilités. La question de la légalité de ses actions pendant sa présidence est posée mais cela reste une crise mineure. Evidemment, c’est toujours humiliant de voir un président mêlé à ce type d’affaires mais ce n’est pas un fardeau pour le pays. Cela démontre surtout qu’en Arménie, la presse peut révéler des informations qui entraînent le départ d’un président alors que dans les pays voisins, c’est le président qui chasse la presse hors des frontières. 

 

Vue sur l'Artsakh depuis le village de Kornidzor @Guillaume Hénault-Morel

 

Aliyev ne veut pas résoudre cette situation car tout son régime est construit autour de l’idée d’un ennemi arménien.

 

À propos de l’Artsakh, un an après l’accord de cessez-le-feu, le conflit semble toujours intact. Comment l’expliquer ? 

C’est la stratégie du régime Aliyev. Cela n’a rien à voir avec la population arménienne de l’Artsakh, rien à voir avec le gouvernement arménien qui ne souhaite que la paix et la stabilité. Ilham Aliyev ne veut pas résoudre cette situation car tout son régime est construit autour de l’idée d’un ennemi arménien à combattre, diaboliser ou haïr. Du moment où la situation se stabilise, il devra alors expliquer à son peuple pourquoi il est le plus pauvre du Caucase alors qu’il a engendré 250 milliards de dollars avec ses ressources naturelles. Comment expliquer que ce pays qui fut en 1918, la première République laïque du monde musulman, en donnant par exemple le droit de vote aux femmes, est aujourd’hui une mascarade, un sultanat tiers-mondiste dans lequel la vice-présidente n’est autre que la femme du président ?
Aliyev ne veut pas solutionner l’Artsakh. D’un point de vue stratégique, son objectif n’est pas la paix. Il souhaite un nettoyage ethnique de toute la population arménienne qui a vécu sur ses terres pendant deux mille ans. S’il faut passer par un génocide pour arriver à son but, il est prêt à le faire…

 

On ne peut rien construire de positif quand toute votre identité est basée sur la haine.

 

La haine des Arméniens est inculquée dès l’enfance, dans les écoles d’Azerbaïdjan…

C’est d’abord un pays qui a des problèmes identitaires et sécuritaires. A sa frontière sud, il y a l’une des plus anciennes civilisations au monde. Quelle que soit votre opinion sur l’Iran aujourd’hui, historiquement ça ne se discute pas. Au nord de l’Azerbaïdjan se trouve la Russie. Encore une fois, certains peuvent haïr Poutine mais tout le monde connait Dostoïevski et Pouchkine. A l’ouest, il y a deux très anciennes civilisations, arménienne et géorgienne, dont les origines remontent à plusieurs millénaires. 

Qu’ont les Azéris de leur côté ? Une culture avec des influences perses et chiites qui est devenue progressivement turque et laïque au moment même où la Turquie changeait dans un tournant fondamentaliste. Sur les trente dernières années, leur identité s’est davantage construite par rapport à ce qu’ils n’étaient pas et ceux qu’ils haïssaient. C’est très dangereux pour les Arméniens mais aussi pour les Azéris eux-mêmes car on ne peut rien construire de positif quand toute votre identité est basée sur la haine. Une haine clairement raciste.
Les puissances occidentales se sont mobilisées pour le Kosovo, et je ne dis pas qu’elles n’auraient pas dû. Mais si vous comparez les mots utilisés par Aliyev et Milosevic…Milosevic, autant que je sache, n’a jamais édité une timbre avec la forme du Kosovo et des soldats désinfectant le territoire. Le régime azéri l’a fait avec l’Artsakh. Milosevic n’est jamais intervenu à la télévision pour dire qu’il chassera une population « comme des chiens ». Le monde doit prendre conscience qu’il a affaire à un régime de haine raciale dont la seule motivation est l’éradication de son voisin.

 

Ils auraient dû utiliser leurs ressources pour préparer leur économie à l’après carbone.

 

Vous comparez souvent Ilham Aliyev à Saddam Hussein. Selon vous, aura-t-il la même fin que l’ancien leader irakien ? 

Il l’aura, il n’y a jamais de bonnes fins dans ces cas-là. Il existe des comparaisons concrètes entre ces deux dictateurs. Saddam Hussein avait fait réaliser une grande statut de son bras en fondant les casques de soldats iraniens morts. C’était une arche célèbre à Bagdad. Aliyev a fait de même en exposant les casques de soldats arméniens décédés dans son parc de la victoire à Bakou. Il a été obligé de les retirer après les poursuites devant la Cour internationale. Il y a aussi ces personnages de cires créés pour représenter les Arméniens de manière ignoble en déformant les visages. On retrouve les mêmes stéréotypes que ceux faits par les nazis pour représenter les juifs dans les années 1930. On n’avait jamais vu ça depuis. 

Une grande partie de l’insécurité pour Ilham Aliyev est factuelle. Pendant 250 ans, l’Azerbaïdjan n’a été connu que pour une seule chose: ses ressources en pétrole et en gaz. Or, dans les prochaines décennies, nous allons mettre fin aux énergies carbonées. La part de ces ressources dans l’économie mondiale ne va que décroitre, encore plus spécifiquement chez les grandes puissances mondiales. Les derniers pays qui utiliseront du pétrole ne seront pas la France et la Chine mais plutôt le Sénégal et Haïti. Quand vos clients passent de la France à Haïti, votre influence n’est plus la même. Aliyev n’apporte aucune réponse à ce grand changement dont son pays a besoin.
L’Azerbaïdjan n’avait pas besoin d’une victoire militaire l’an dernier, il lui fallait une révolution avec de nouveaux dirigeants. Quand les historiens regarderont cette époque, ils verront que c’était la pire des choses qui puisse arriver aux Azéris. Sur les deux dernières décennies, ils auraient dû utiliser toutes leurs ressources pour préparer leur économie à l’après carbone. Soyons honnêtes, c’est déjà une tâche extrêmement difficile pour les gouvernements les plus compétents. Si vous demandez à des experts internationaux de trouver une solution pour un pays qui tire 90% de ses revenus d’une seule source en transformant son économie, ils éprouveront des difficultés. Pour ne rien arranger, ce pays est littéralement détenu par deux familles, celle d’Ilham Aliyev et celle de sa femme (Pachayev). Ils possèdent quasiment tout dans ce pays. La réalité, c’est que ce pays va devenir de plus en plus pauvre, avec des relents toujours plus racistes et fascistes. 

 

La famille Aliyev dirige l’Azerbaïdjan depuis plus longtemps que les Assad en Syrie.

 

Pensez-vous que les dernières révélations des Pandora Papers² autour de la fortune de la famille Aliyev puissent avoir un effet sur le peuple azerbaïdjanais ? 

Tout d’abord, on doit faire attention quand on parle de peuple. Evidemment la population azerbaïdjanais existe, elle a son histoire, son identité et elle doit être respectée. Mais de manière pratique et politique, nous devons arrêter d’utiliser le terme de « peuple azerbaïdjanais » car politiquement parlant Aliyev c’est l’Azerbaïdjan et l’Azerbaïdjan c’est Aliyev. Comment peut-on parler d’un peuple lorsqu’en 2013, le résultat de l’élection présidentielle a été dévoilé par accident la veille du jour du vote ? Cette population est la première victime du régime. Elle a été volée par le régime Aliyev, elle n’a pas de libertés.
Si vous traversez la frontière au sud vers l’Iran, les Azéris qui vivent dans cette théocratie non démocratique ont plus de droits qu’en Azerbaïdjan. Cela ne peut pas se terminer calmement. Le problème aussi c’est que plus vous restez longtemps, plus ce sera douloureux. La famille Aliyev dirige l’Azerbaïdjan depuis plus longtemps que les Assad en Syrie. Helder Aliyev est arrivé à la tête du soviet azéri en 1969, un an avant Hafez el Assad. La seule famille qui dirige un pays depuis plus longtemps que les Aliyev, ce sont les Kim en Corée du Nord. 

 

La mosquée bleue dans le centre d'Erevan @Guillaume Hénauly-Morel

 

Sur le sol européen, une importante population, a subi un nettoyage ethnique. Et rien n’a été dit ou fait.

 

La guerre en Artsakh était-elle une guerre de civilisations ou de religions ? 

C’est définitivement une guerre de civilisations mais pas de religions. L’Arménie entretient de bonnes relations avec son voisin chiite iranien. Baladez-vous dans les rues d’Erevan et vous croiserez beaucoup d’Iraniens. Vous pouvez même entendre des Iraniens parlant azéri sans que cela pose un problème. Si vous parlez arménien à Bakou, vous êtes lynché. C’est même illégal d’entrer en Azerbaïdjan en tant qu’Arménien. L’aspect religieux est exagéré. La question principale c’est de savoir si vous êtes capables d’avoir du respect et un principe d’égalité entre voisins.
Je vous donne un exemple : 8 à 10 % de la population de la Géorgie est composée d’Arméniens. Certaines régions ont une très forte communauté arménienne. Mais il n’y a aucune volonté d’indépendance ou d’être annexé à l’Arménie. Pourquoi? Car même si leurs vies sont loin d’être parfaites et qu’ils peuvent subir des discriminations comme n’importe quelle autre minorité dans le monde, ils ne sont pas menacés physiquement. Personne n’essaye de les tuer, personne ne souhaite détruire leurs sites culturels ou remettre en cause l’histoire de ces lieux. 

L’Azerbaïdjan veut « nettoyer » ces territoires des Arméniens. Il est impossible pour ce régime d’avoir une relation d’égal à égal. C’est pour ça que la paix demeure impossible depuis trente ans même si plusieurs responsables arméniens étaient prêts à rétrocéder des territoires en échange de la reconnaissance de l’Artsakh.
Il y a un élément essentiel à comprendre. L’année dernière, sur le sol européen, une importante population, qui a vécu depuis des millénaires sur un territoire, a subi un nettoyage ethnique. Et rien n’a été dit ou fait pour l’empêcher. L’Union Européenne et monsieur Borrell n’ont fait que des communiqués appelant les deux parties à la désescalade et rappelant l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan. Cela me dépasse…L’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan est basée sur des frontières dessinées en 1921 par Joseph Staline qui souhaitait « diviser pour mieux régner ». Donc, si je résume, les plus grandes puissances démocratiques au monde s’inclinent devant des frontières dictées par le plus grand meurtrier du XXème siècle en Europe avec Hitler. Voilà ce qu’ils défendent en dépit d’un nettoyage ethnique et d’un risque de génocide. 

 

Cet échec est le nôtre.

 

Qui sont les alliés de l’Arménie aujourd’hui ? 

L’Arménie n’a pas d’alliés, elle n’a que des liens. En premier lieu avec la Russie, dans une moindre mesure avec l’Iran et la France… A l’inverse, l’Azerbaïdjan a un puissant allié : la Turquie, qui a envoyé des troupes pour la guerre en Artsakh. La Géorgie, en permettant le survol quotidien de son territoire pour l’aide militaire en provenance de Turquie et d’Israël, n’a pas été neutre dans ce conflit.
Le monde nous a ignorés l'année dernière parce que nous méritions d'être ignorés. C’est la dure réalité. Si vous êtes connu dans cette ère moderne pour les abricots et le cognac, vous obtenez uniquement l’attention que méritent les abricots et le cognac. Si vous devenez un centre d'affaires, de technologie et d'autres choses, c'est à ce moment-là que vous attirez l'attention. Cet échec est le nôtre. Le monde nous a ignorés. Il y a une dimension morale et vous pouvez les condamner pour cela mais… Qu'est-ce que ce pays a fait pendant trente ans, à part produire de médiocres dirigeants oligarchiques jusqu'à la révolution ? Et même depuis 2018, ça n’a pas changé. Ce n’est pas comme si ce pays était dirigé par Lee Kuan Yew³ ou Nelson Mandela.
Dans le secteur bancaire, on procède à des tests de résistance. Nous avons eu un test de résistance et nous avons échoué. Le résultat n’a pas été celui escompté. La seule question à se poser c’est : comment tirer des leçons et aller de l’avant ?
Cela commence par l'autocritique. Il y a une tendance dans cette partie du monde à blâmer les autres pour tout. C'est courant aussi au Moyen-Orient. En partie parce que les gens viennent de systèmes dans lesquels, vous n’avez pas d’organisations pour changer la situation. Il est donc plus facile de blâmer les Russes, les Turcs, les Français. Pourquoi les forces spéciales françaises n'ont-elles pas débarqué à la frontière ? Cela n'arrivera pas à moins que vous ne travailliez dessus pendant vingt ou trente ans et que vous créez une certaine relation.

 

Il faut aller jusqu’en Corée du Sud pour trouver un autre pays qui a le même niveau de liberté.

 

C'était un test de résistance et le pays a échoué, mais cela ne signifie pas qu'il doit continuer à échouer et cela ne veut pas dire que le pays n'a pas les moyens de résoudre un grand nombre de ces problèmes. L’Arménie reste remarquable à bien des égards.
Prenez une carte du monde et tracez une ligne vers l’est depuis l'Arménie. Vous devrez parcourir la moitié de la planète, à travers l'Azerbaïdjan, la mer Caspienne, les républiques d'Asie centrale, la Chine, la Russie… Il faut aller jusqu’en Corée du Sud pour trouver un autre pays qui a le même niveau de liberté que nous avons ici. 

Et c'est quelque chose d’exceptionnel. Parce que la chose la plus facile à sacrifier pour tout peuple est la liberté pour sa sécurité. Et les gens, ici, n’ont jamais accepté ce choix.

 

Ces derniers mois, l’exécutif arménien s’est régulièrement déplacé à travers le monde pour des échanges diplomatiques (France, Belgique, Arabie Saoudite, Iran, Inde). Est-ce que cela démontre un changement de stratégie ou est-ce juste symbolique pour vous ? 

Ce n’est pas anodin, il y a des opportunités à saisir au niveau diplomatique, sans être sous l’influence de la Russie. La Turquie et l’Azerbaïdjan aiment à dire qu’ils sont deux états mais une seule nation. Dans ce cas, il faut profiter du fait que la Turquie est sous le feu de critiques internationales. Il se forme actuellement une alliance informelle contre la Turquie avec la France, la Grèce, Israël et certains états du Golfe. Ce ne serait pas inconcevable que l’Arménie se joigne à ce ce groupe. 
Il y a aussi une relation spécifique pour l’Arménie avec l’Inde qui est intéressée par une nouvelle route de commerce à travers le Caucase. Le fait que le Pakistan soit proche du duo azéri-turc, ne peut que renforcer le souhait d’une coopération. 

 

Vous évoquez Israël. Comment expliquer alors l’aide militaire de l’état hébreu envers l’Azerbaïdjan durant la guerre ? 

Il y a une relation militaire qui est établie entre les deux pays depuis longtemps et ce n’est basée que sur une seule raison. Si une attaque israélienne sur l’Iran se déclenche un jour, elle sera lancée depuis l’Azerbaïdjan pour des raisons techniques et logistiques. Prenant en compte cette nécessité, Israël est prêt à fermer les yeux sur des sujets basiques de morale ou de décence. Vous pouvez trouver cela hypocrite mais ces critères n’ont aucune influence en matière de realpolitik. Cette relation s’affaiblira avec le temps à mesure que l’Azerbaïdjan s’appauvrira. Rien ne dit également que le régime iranien se maintiendra en l’état dans les prochaines années.

 

Le mémorial du génocide arménien @Guillaume Hénault-Morel

 

La reconnaissance du génocide arménien par l’état turc est-elle un sujet crucial pour l’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays ? 

C’est une question très délicate. C’est une combinaison d’éléments moraux et politiques. 

Premièrement, il n’y a jamais vraiment eu de débat à ce sujet. En dehors de quelques personnalités publiques et académiciens subventionnés par le régime turc, il n’y a aucun historien sérieux ou scientifique dans le monde qui peut affirmer que le génocide n’a jamais eu lieu. La version turque est une mascarade ça ne la rend que plus ridicule. 

 

Le problème de la Turquie, ce n’est pas Erdogan, c’est Atatürk.

 

Sur le plan politique, les personnes conservent une mauvaise interprétation de l’état turc et c’est un biais souvent utilisé par les Européens. Si l’Allemagne conservait une politique antisémite, elle serait bannie par le reste de la communauté internationale. Lorsqu’il s’agit d’un pays musulman comme la Turquie avec les Arméniens, on relativise. Cette attitude doit changer, ça ne peut pas être à géométrie variable. Les problèmes de la Turquie avec l’Arménie sont existentiels, à l’instar de ceux avec la Grèce⁴.
Dans une partie du monde, où il n’y a que des Etats défaillants, la Turquie a réussi quelque chose d’extraordinaire : créer un Etat très fonctionnel alors que dans le même temps son projet national a complètement échoué. La Turquie est le plus ancien état fasciste en Europe qui n’a pas été réformé. Si vous écoutez la rhétorique nationaliste en Turquie, elle ne parle que de l’Etat:  « notre Etat est fort ». Alors qu’en réalité la société turque ne fait que s’appauvrir et perd continuellement des libertés. Vous pouvez changer de gouvernement en Turquie mais vous ne pourrez pas changer cette trajectoire déclinante sans déconstruire cet Etat fasciste. C’est assez controversé. Le problème de la Turquie, ce n’est pas Erdogan, c’est Atatürk. La Turquie ne sera pas un pays normal tant que les statues et les images d’Atatürk perdureront. Les Turcs doivent passer par un processus de « dénazification ». Tous les pays européens qui ont enduré le fascisme (Portugal, Espagne, Allemagne, Italie) s’en sont sortis avec ce travail. Imaginez aussi le christianisme sans la Réforme. 

C’est pour cela que les Européens semblent toujours surpris par la Turquie et c’est même dangereux.
Jusqu’aux prochaines élections législatives turques en 2023, il y a probablement une chance sur quatre pour qu’un conflit militaire éclate en Méditerranée entre la Turquie, la Grèce et la France. L’idée même de quitter le pouvoir n’est pas concevable pour Erdogan car il sait que le jour où il n’est plus en poste, il sera poursuivi en justice pour avoir instauré une corruption généralisée à son service. Donc si le maintien au pouvoir passe par un conflit pour des îles dans la Méditerranée, il est prêt à en payer le prix. Sauf qu’un seul coup de feu dans ce conflit entraînera la fin de l’OTAN avec des conséquences que la Turquie ne pourra supporter.

 

Il ne peut donc pas y avoir d’issue positive pour Erdogan ? 

Le projet d’un fascisme religieux d’Erdogan a échoué. La jeunesse turque se détourne de la religion. 75% des Turcs âgés de moins de 30 ans souhaitent quitter le pays, dont la moitié des membres du parti AKP d’Erdogan. 40% de ces jeunes ont même déjà préparé leur départ. On parle tout de même d’une dizaine de millions d’individus. Si la Turquie se retrouve dans une crise politique en 2023, vous ne serez pas uniquement inquiets au sujet des quatre millions de réfugiés syriens sur son territoire. Erdogan serait prêt à expulser des ingénieurs, des professeurs, des scientifiques et tous les hipsters d’Istanbul pour rendre son pays moins éduqué et avec moins de potentiel mais ce serait sa seule manière pour conserver le pouvoir. 

 

Comment jugez-vous la relation entre la France et l’Arménie ? 

Je n’arrive pas à savoir réellement ce qu’elle représente mais il faut reconnaître que parmi les membres de l’Union européenne, la France est le pays le plus pro-arménien. En étant membre du groupe de Minsk, la France est aussi directement impliquée sur la question arménienne.  

Il y a évidemment une dimension historique entre la France et l’Arménie avec une diaspora importante. Cette communauté est aujourd’hui convoitée par les partis politiques avant l’élection présidentielle. Par le passé, les Arméniens de France votaient traditionnellement à gauche mais désormais, à l’image d’autres communautés, il y a un virage vers la droite. 

 

L'église Sainte-Gayane à Etchmiadzin @Guillaume Hénault-Morel

 

Vous parlez du groupe de Minsk, dans lequel sont également présents la Russie et les Etats-Unis. Quel est son rôle aujourd’hui sur le sujet du Haut-Karabagh ? 

Elle n’en a aucun en ce moment. C’est surtout à cause de la Turquie et de l’Azerbaïdjan qui ne sont pas dans une attitude constructive. Ils n’ont aucune envie d’aborder la question des droits des populations arméniennes en Artsakh. Des églises sont profanées, des cimetières sont détruits : c’est un génocide culturel qui se passe actuellement dans l’indifférence. 

Les Russes ont toujours vu le groupe de Minsk comme un moyen d’être au même niveau que les Européens et les Américains pour une coopération mutuelle. C’est un cas unique par rapport aux tensions sur tous les autres terrains internationaux. La présence militaire russe en Artsakh est vouée à rester de manière durable ce qui leur donnera une influence directe.   

 

Quelle est la mission aujourd’hui pour la diaspora arménienne ?  

Les membres de la diaspora doivent aider à créer un Etat plus puissant. Depuis l’indépendance de l’Arménie, ils ont échoué dans ce rôle. Pendant 30 ans, ils ont considéré que ce pays était un parc d’attraction, un Disneyland arménien. Vous venez ici, vous prenez deux-trois photos du mont Ararat, quelques monastères et le clou du spectacle était l’excursion en Artsakh. 

La nation arménienne est très ancienne mais sur les 700 dernières années, l’Arménie n’a connu un gouvernement indépendant que 32 ans⁵. Nous sommes bons pour créer des institutions, des églises, des écoles mais développer un Etat est une toute autre histoire. Il y a évidemment quelques exceptions avec des individus remarquables au niveau culturel ou scientifiques avec les centres TUMO⁶, par exemple, mais dans l’ensemble c’est très insuffisant. 
Certains Arméniens font partie des meilleurs médecins au monde mais il n’y a aucun hôpital de renom dans ce pays. Plusieurs Arméniens sont de brillants universitaires mais aucune université arménienne n’entre dans le top 500 mondial.

 

Voyez-vous récemment du changement à ce niveau ? 

La guerre en Artsakh a entraîné une vraie prise de conscience au sein de la diaspora, cela peut se voir très concrètement. Chaque semaine, des individus s’installent en Arménie avec ce souhait de faire bouger les lignes. Ils n’hésitent pas à faire des sacrifices pour y arriver et c’est essentiel à ce niveau. 

 

¹ La Révolution arménienne de 2018, dite « Révolution de velours », est un mouvement populaire entre les mois de mars à mai qui aboutit à la démission du Premier ministre Serge Sarkissian, au pouvoir depuis 2007. Figure centrale des grandes marches contre la corruption, le député de l’opposition Nikol Pachinian est élu à la tête d’un nouveau gouvernement.  
² L’enquête du consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) estime notamment que la famille du président Aliyev est liée, via des sociétés écrans, à des transactions immobilières à Londres pour près de 500 millions d’euros. 
³ Lee Kuan Yew fut le premier Premier ministre de la République de Singapour de 1959 à 1990. Il est à la base du développement de cet Etat.
⁴ Plus d’un million de Grecs vivaient sur le territoire actuel de la Turquie au début du XXème siècle. Aujourd’hui, on en compte moins de 3500. Les relations diplomatiques entre la Turquie et la Grèce sont extrêmement tendues, autour de Chypre et de la question des eaux territoriales en mer Egée.  
⁵ De 1918 à 1920 puis à partir de 1991. 
⁶ Créés par Sam et Sylva Simonian, ces centres dispensent une formation gratuite aux jeunes de 12 à 18 ans dans le domaine des arts et des technologies. Six villes arméniennes disposent de tels centres. Ce modèle a été exporté à travers le monde (Paris, Berlin, Moscou)
*Mise à jour avec Eric Hacopian pour la version écrite. 
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Hayastan @Guillaume Hénault-Morel
Cet article est basé sur un épisode de l'émission :
Hayastan

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