S'en débarrasser ou les cultiver : que faire de ses souvenirs ?
La question des souvenirs est presque quotidienne. Il y a ceux que l’on voudrait oublier, et ceux que nous voudrions garder à jamais. Mais ce n’est pas si simple : notre mémoire est vulnérable et peut réinventer le passé. Si la science n’en finit plus d’en percer les mystères, la littérature et la Bible ne sont pas en reste.
Les souvenirs, des éléments constitutifs de notre identité
Les souvenirs sont indissociables de leur résonance émotionnelle, explique le Dr Bernard Croisile, neurologue : "Les souvenirs proviennent de notre mémoire épisodique. Chaque souvenir est unique, daté, localisé et comporte les données récoltées par les cinq sens. Mais la composante émotionnelle est forte et importante, elle détermine si le souvenir est plaisant ou déplaisant. Elle agit en catalyseur en favorisant ou non l’enregistrement". Antoine Nouis, théologien protestant, relève également l’importance des émotions : "Notre mémoire est sélective et ne retient que les éléments signifiants dans notre propre histoire. Les souvenirs que l’on garde ont certainement suscité de fortes émotions".
Dans la Bible, la question du souvenir comme élément constitutif d’une communauté de croyants intervient très tôt : "Dès les premières pages de l’Ancien Testament, la notion de mémoire est fondamentale. Une généalogie inscrit la naissance de Jésus Christ dans une histoire qui remonte jusqu’à Abraham. Le peuple se constitue par l’inscription de la révélation de Dieu dans sa propre histoire", expose Antoine Nouis. Dans l’Ancien Testament figurent trois injonctions au souvenir : "Dans la Bible, la question du souvenir s’articule autour de la mémoire des anciens, qui constitue ce que nous sommes. Il faut se rappeler que nous avons été libérés, de l'Alliance avec Dieu, et d’Amalek, le symbole du mal qui a voulu détruire Israël", détaille-t-il. Monique, une auditrice, déplore quant à elle un défaut dans la transmission de la mémoire des ancêtres, pourtant exhortée par les textes sacrés : "La société actuelle a perdu ses racines, c’est pourquoi je suis attachée à la constitution d’arbres généalogiques. Ils permettent de raviver les souvenirs des anciens".
Oublier n’est pas forcément une faiblesse
Lorsqu’il s’agit de collecter les souvenirs de sa vie, la mémoire peut nous faire défaut pour des raisons obscures. "Je suis étonnée de constater l’estompage total de certaines choses. Quand j’ai voulu raconter mon enfance au Cambodge à partir de mes maigres souvenirs, quelque chose me résistait. Pourtant, j’ai vécu dans ce pays des choses extraordinaires. C’est le travail du réalisateur Rithy Panh qui m’a permis de me rendre compte que j’avais peur de me rappeler de l’arrivée des khmers rouges. Heureusement, même autour de l’absence de mémoire, des choses peuvent se construire", témoigne l'autrice Jane Sautière. La remémoration de ses années au Cambodge est au cœur de son dernier livre, Corps Flottants, publié aux éditions Verticales.
Écrire ses mémoires ou tenir un journal peut être un bon exercice pour tenter de conserver ses souvenirs, rappelle Marie-José, une auditrice : "Beaucoup de membres de ma famille ont écrit leurs mémoires, à l’image de ma mère qui est née en 1907. Elle a raconté son enfance". Le Dr Bernard Croisile rappelle que plus on écrit vite, plus on s’approche de la vérité des évènements : "Écrire dans son journal tous les jours permet de plus se rapprocher de la vérité que de rédiger 20 ans plus tard. Nous évoluons nous-même : au moment où j’écris, je ne suis plus la même personne qu’il y a 20 ans. Cela peut entraîner des modifications qui ne sont pas forcément des inventions mais au moins des distorsions". Au-delà de ces considérations, avoir des moments privilégiés pour coucher ses souvenirs sur le papier permet de "poser ses valises un instant".
Les personnes qui se souviennent des moindres détails de leur existence ont une vie difficilement supportable, nous apprend le Dr Bernard Croisile : "Les hypermnésiques se rappellent des moindres détails de leur vie, c’est rare et terrifiant. Solomon Cherechevski était un journaliste russe du XXème siècle. Il ne prenait jamais de notes en conférence de rédaction. On lui a fait apprendre 400 mots qu’il était capable de réciter dans l’ordre instantanément. 10 ans après, il s’en souvenait encore. Mais attention, les personnes hypermnésiques finissent mal au niveau psychologique car leur vie est un enfer".
Doit-on se débarrasser de ses mauvais souvenirs ?
Travailler un mauvais souvenir à l’intérieur de soi pour essayer de le surmonter peut être positif comme négatif. "Essayer d’oublier un mauvais souvenir de manière consciente est impossible. C’est l’ancrer davantage car on est dans une participation active", rappelle le Dr Bernard Croisile. Les souvenirs traumatiques sont les plus difficiles à évacuer car la composante émotionnelle est disproportionnée : "La psychothérapie permet d’amoindrir la liaison trop forte entre le souvenir et l’émotion et d’en réduire la force émotionnelle. Parler d’un traumatisme peut soulager et baisser l’anxiété. Cependant, on s’est rendu compte que demander sans cesse aux victimes d'attentats de témoigner ancrait davantage le souvenir, ce qui peut être un facteur de dépression”. Si Antoine Nouis admire le travail de la mémoire qui permet parfois de ne garder que le meilleur, Jane Sautière nous met en garde sur la nécessité d’élucider intérieurement un mauvais souvenir : "Il est important de garder quelque chose de nos peines, de nos chagrins. Il faut leur laisser faire le travail qu’il faut en nous car on fabrique alors ce qui permet de les dépasser".
Les souvenirs sont autant individuels que collectifs, s’accordent unanimement le théologien, le neurologue et l’écrivaine. "Les souvenirs des autres, on en fait parfois nos propres souvenirs. La frontière avec l’autre n’est pas perméable", remarque Jane Sautière. "La mémoire est individuelle et collective. Un des grands défis des communautés de tous ordres est de comprendre comment la mémoire individuelle s’inscrit dans une mémoire collective", conclut Antoine Nouis.
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