La sidération
David, cette semaine vous revenez sur les inondations dans l’Aude, qui ont fait 14 morts et peut-être plus : une personne est toujours portée disparue. Quelle est selon vous l’image qui résume cette catastrophe ?
Aucune image ne s’est réellement imposée, Stéphanie. Mais dans les journaux, à la télévision, on a vu des scènes qui nous ont tous marqué. Les plus impressionnantes viennent d’un village, Villegailhenc, où le Trapel, le petit ruisseau qui le traverse est devenue un torrent dans la nuit de dimanche à lundi. Un pont littéralement coupé en deux, des voitures encastrées, des bouts de chaussée démontées. On a vu des « natures mortes », c’est le cas de le dire, des paysages, des scènes de dévastation. Mais ce ne sont pas ces images dont je veux vous parler. La photo de la semaine, pour moi, c’est celle où apparaît une habitante de Villegailhenc, qui découvre les dégâts au petit matin, et qui ne peut retenir sa sidération.
Ah oui, je vois. C’est une photo que l’on a pu découvrir par exemple à la Une de la Nouvelle République de mardi.
Oui, c’est une photo que plusieurs journaux ont publiée car elle répond aux critères de la « bonne » photo d’actu. Pour toucher les gens, pour qu’ils se sentent concernés par une information, les journalistes ont besoin d’INCARNER leur sujet. Les voitures entassées les unes sur les autres, cela nous dit la force du torrent. Mais il n’y a aucun humain dans l’image. On peut ressentir face à ces amas de tôles de l’étonnement, de la surprise. Mais pas de tristesse : ce ne sont que des voitures.
A l’inverse, montrer des gens blessés, ou pire ceux qui n’ont pas survécu – deux femmes sont mortes à Villegailhenc - c’est impossible. Nous avons encore en France, heureusement, une éthique qui nous interdit de partager, de publier des images qui nuisent à la dignité humaine. Et puis des images trop crues, cela peut dégoûter, éloigner les lecteurs au lieu de leur donner envie de comprendre, de suivre le déroulement des faits. Alors cette femme qui se tient au milieu des décombres, c’est la photo idéale.
Mais pourquoi ?
La femme nous touche. Ce visage effaré, ces yeux qui disent l’incompréhension, cette main qui cache une bouche bée, cela pourrait être nous. Elle INCARNE le sujet. Et derrière, le décor qui nous montre les dégâts - les bouts de façade qui sont tombés sur la chaussée, les sauveteurs qui arrivent - cela nous montre le CONTEXTE. C’est une image facile à lire, facile à comprendre. Et qui nous émeut.
Je ne sais pas, David, si elle nous émeut. Cette photo nous attrape, elle nous intrigue. Mais elle ne nous rend pas triste. Vous nous avez déjà parlé de photos bien plus poignantes…
Vous avez raison. Le photographe le raconte d’ailleurs sur l’excellent site « Making of » de l’AFP. « Je suis entré dans le village à pied. Il n’y avait pas trop d’affolement. Je pensais voir des gens émus, mais ils n’en avaient pas l’air, pas encore, parce qu’ils étaient sous le choc je crois. » S’il a photographié cette femme, c‘est parce qu’elle est à la bonne distance : elle ne pleure pas. Elle semble spectatrice du drame. Comme nous. Elle a pourtant certainement eu très peur, perdu des biens… L'eau a atteint des niveaux supérieurs à 2 mètres. Des habitants ont dû se réfugier sur le toit de leur maison. Mais elle ne réalise peut-être pas encore TOUT ce qui lui arrive. C’est une belle photo de Une – elle nous permet d’entrer le sujet, de nous y accueillir – avant que l’on prenne en feuilletant les pages, la pleine mesure de la situation. Que l’on réalise l’ampleur d’un drame que l’on pensait réservé à des pays plus lointains.
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