Le principe de cette collection est de constituer une anthologie des plus grands textes de l’auteur en question. On retrouve ici six livres de Jean-Paul Kauffmann, de « L’arche des Kerguelen » à « L’Outre-Terre ». Rien de nouveau me direz-vous, et pourtant : mettre ensemble ces textes dans quelque 1200 pages, c’est voir la cohérence d’une œuvre et aussi, entre les lignes, voir combien l’écriture de Kauffmann est marqué par… son enlèvement le 22 mai 1985, pris en otage pendant plus de trois ans par le Hezbollah libanais.
Les plus anciens s’en souviennent : tous les soirs, le journal télévisé de 20 heures s’ouvrait avec la photo des otages. Kauffmann sera libéré avec Marcel Carton et Marcel Fontaine le 4 mai 1988, alors que leur camarade Michel Seurat était décédé. Dix ans après, « Une part de moi-même erre à jamais dans le royaume des ombres », écrivait encore Jean-Paul Kauffmann. L’écriture, sans s’inspirer directement de cette épreuve, en est malgré tout nourrie : « La plupart de mes livres sont travaillés par les maladies du souvenir, la pièce manquante, la disparition, les histoires de revenants. »
Que racontent les livres de Jean-Paul Kauffmann ?
Ce sont des récits puissants d’exploration, de terres limites, sous des apparences de vie ordinaire. Que ce soit pendant une expédition aux îles Kerguelen ou dans la maison du retour, dans les Landes, les moindres signes de vie s’inscrivent dans une histoire. Pudique, presque secret, comment l’auteur pourrait-il dire l’indicible si ce n’est au travers d’autres histoires que la sienne, des histoires qui parlent indéfiniment de cette claustration. Car tout est inextricablement noué : « J’écris pour faire disparaître ma condition d’ex-otage et en même temps je ne veux pas qu’on l’oublie », confie-t-il dans une préface inédite. Le détour par le champ de bataille d’Eylau, tout comme l’exil de Napoléon sont autant de tentatives pour contourner la mémoire sans rien oublier. En marchant vers les sources de la Marne, l’écrivain remonte le courant, comme l’exercice patient d’une relecture sans bruit d’une existence qui reprend au fil de l’eau. On aurait aimé trouver encore dans cette anthologie le texte bouleversant de La lutte avec l’ange (2001), ou encore Venise à double tour (2022), déambulation paisible et curieuse dans la cité lacustre, mais il fallait garder la place aussi pour Le bordeaux retrouvé, un texte écrit dès 1989, hors commerce jusqu’alors, qui est certainement le plus intime, le plus proche de l’événement…
Un texte dans lequel l’ex-otage témoigne de cette captivité douloureuse
Journaliste notamment pour « L’amateur de Bordeaux », Kauffmann accepta assez vite après sa libération de raconter sa vie d’otage avec en parallèle des références au vin : « j’ai aimé la suave pénombre des chais, leur odeur vanillée de bois neuf, j’allais vivre pendant trois années dans un labyrinthe de cachots noirs, dans le monde souterrain de la souffrance », annonce-t-il dans ce texte que peu de lecteurs ont pu découvrir jusqu’alors. Il y parle avec retenue de la séquestration, de la libération aussi : « En avoir réchappé n’en rend que plus profond l’émerveillement et l’étonnement que j’éprouve à présent à respirer, à parler, à me déplacer sans contrainte. » Avant d’ouvrir les portes de la geôle et de retrouver les mots, l’écriture, la vie : « Nous avions presque perdu la vie ; nous sûmes à cet instant que ce qui en restait allait être infiniment précieux ».
« Zones limites », de Jean-Paul Kauffmann, publié dans la collection Bouquins.
Chaque jeudi à 8h44, Christophe Henning (La Croix) et Christophe Mory (RCF et Radio Notre-Dame) présentent le livre de la semaine.
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