Le chant de la colère
L’Europe est née dans la colère.
L’Europe n’est-elle pas née dans la paix, au contraire ?
Les premiers mots, les premières phrases du tout premier livre de la culture européenne sont ceux de l’Iliade d’Homère, et ce sont des cris de rage. Le livre commence en effet très précisément par le mot « colère », celle d’Achille qui refuse la mort injuste de son ami et compagnon d’armes, Patrocle. Ainsi commence l’Iliade, ainsi commença l’Europe.
Mais la culture n’est-elle pas, au contraire, ce qui évacue la colère ?
La culture, en effet, n’est rien d’autre que ce dispositif inventé pour faire barrage à la colère, pour l’endiguer, l’enrayer. Ou, à tout le moins, pour la transformer, la raffiner – la civiliser. La suite de l’histoire, vous avez raison, Stéphanie, est une vaste entreprise de domestication de la colère. Par l’apprentissage de la politesse, des règles de civilité, des codes de la vie en société, par l’éducation aussi. Tout devrait nous conduire à mettre la colère hors jeu, à la bannir de nos vies, de nos tempéraments, de nos familles, de nos patries, de nos rues et de nos avenues. La colère est ainsi l’ennemi numéro un de la philosophie, car le sage, le philosophe, est avant tout celui qui est capable de ne pas céder à la colère.
En religion, dans le christianisme, la colère est un péché capital…
Et en politique, elle est toujours synonyme de désordre et de dissensions. Je n’irai pas jusqu’à faire l’éloge de la colère. Mais il reste que la colère n’est pas la même chose que la violence. La violence ne pense pas, ne parle pas, elle frappe. Elle est pure brutalité. Elle n’a pas de mots. La colère, au contraire, pense, s’indigne, conteste, refuse. La violence, c’est une colère qui échoue, qui n’arrive même pas à se dire. Et si la démocratie rejette la violence, elle n’évacue pas, et ne doit pas évacuer, la colère. Elle doit au contraire l’inclure, lui donner droit de cité.
La démocratie est ce régime délicat et difficile qui fait du désordre un élément essentiel de l’ordre. Si nous rejetons la colère, elle reviendra, elle ressurgira, plus sauvage et plus amère. Il nous faut accepter de penser ensemble la colère et la démocratie. Il nous faut apprendre non pas tant à résoudre les conflits qu’à leur laisser le droit et le temps de se dire. Et il nous faut relire l’Iliade d’Homère.
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