Vatican II, un pas de géant pour le dialogue interreligieux
Il y a soixante ans, l'Église catholique a reconnu qu'un "rayon de la vérité illumine tous les hommes". Un pas de géant pour le dialogue interreligieux. Comment cela a-t-il été possible ? Quels sont les fondements théologiques du dialogue ? Et qu’est-ce que cela change concrètement pour les pratiquants ou pour les institutions ?
"Il suffit d’imaginer ce que serait le monde sans ce dialogue… il aide discrètement le monde à mieux vivre, beaucoup plus que nous ne pouvons imaginer." ©Jean-Matthieu Gautier / Hans LucasÉchanger entre religions sans dimension de domination, de conquête, ou sans désir de convertir l’autre. Il y a soixante ans, le concile Vatican II a insufflé une nouvelle dynamique. Et le dialogue interreligieux a fait un bond de géant. Comment un tel décentrement de l'Église catholique a-t-il été possible ? Quels sont les fondements théologiques du dialogue interreligieux ?
Pour clore la série Halte spirituelle spéciale Vatican II, Madeleine Vatel reçoit Michel Younès, théologien, spécialiste d'islamologie, doyen de la faculté de théologie de l'Université catholique de Lyon, délégué épiscopal pour les relations avec les musulmans pour le diocèse de Lyon et membre expert du conseil des relations interreligieuses de la Conférence des évêques de France. Il est l'auteur de "Pour une théologie chrétienne des religions" (éd. Desclée de Brouwer, 2012) et du livre "Les approches chrétiennes de l'Islam" (éd. Cerf, 2020).
Quand l’Église se décentre d’elle-même
Dès décembre 1963, et la promulgation de la première constitution Sacrosanctum concilium, s'annonçait quelque chose de révolutionnaire, "le renouvellement du regard de l’Église sur elle-même". "Quand on s’ouvre de cette façon, explique Michel Younès, on renouvelle le regard qu’on porte sur les autres." Une Église qui, en se demandant qui elle est, en est venue à porter son regard sur la source de la révélation, sur Dieu et le Christ.
Il n’est pas interdit de penser qu’à Vatican II, la prise en compte du dialogue interreligieux s’ancre dans une réflexion sur le lien entre Église et peuple juif. "On voit que dans son écriture, commente Michel Younès, la déclaration Nostra Aetate, sur les relations de l’Église catholique et les religions non chrétiennes, a été d’abord été orientée vers le judaïsme, le peuple juif." Initialement, en effet, le pape Jean XXIII avait demandé au cardinal Bea de préparer un décret sur les juifs.
Le dialogue, "ça contribue à une paix sociale"
"Dans l’après-guerre, on a compris ce que le dialogue peut apporter à la paix." Plus tard, en 1986, Jean-Paul II a réuni les représentants des différentes religions à Assise, là encore dans un contexte de guerre, comme le rappelle Michel Younès, guerre du Liban et guerre froide.
Le théologien insiste donc sur "l’importance du lien entre guerre ou risque de guerre et le rôle que peut jouer le dialogue interreligieux". Le dialogue, explique-t-il, "ça contribue à une paix sociale". On touche là à un point essentiel. "Il est inutile de dire à quoi sert le dialogue, écrit le pape François. Il suffit d’imaginer ce que serait le monde sans ce dialogue… il aide discrètement le monde à mieux vivre, beaucoup plus que nous ne pouvons imaginer." (Fratelli Tutti, par. 198)
Le dialogue interreligieux n’est donc pas une démarche efficace au sens où l’on peut se dire qu’il ne produit rien de tangible. Contrairement à un conflit ou un attentat, il ne fera pas la une des journaux, comme le dit avec pédagogie le pape François. Mais il garantit la paix sociale, celle qui permet à chaque être humain de s’épanouir.
L’ignorance conduit à la peur, la peur conduit au raidissement, le raidissement conduit au conflit
Qu’est-ce que le dialogue interreligieux ?
Le dialogue ne va pas de soi. Pourquoi est-il parfois si difficile ? "L’autre en général fait peur, admet Michel Younès. Les points communs rassurent." Il faut donc apprendre, le dialogue interreligieux est quelque chose qui s’apprend. "Le dialogue, c’est une action qui cherche à s’ajuster entre interlocuteurs. Il met en action." Dialoguer, c'est "se rapprocher, s’exprimer, s’écouter, se regarder, se connaître, essayer de se comprendre, chercher des points de contact" (Fratelli Tutti, par. 198)
En 2013, la congrégation pour l'Éducation catholique (aujourd’hui dicastère pour la Culture et l'Éducation) a désigné quelles étaient les étapes du dialogue interreligieux. Michel Younès les résume ainsi : la première étape, celle de la connaissance est "inévitable". "L’ignorance conduit à la peur, la peur conduit au raidissement, le raidissement conduit au conflit."
La deuxième étape du dialogue est de déconstruire les préjugés que l’on porte les uns sur les autres. La troisième est "d’apprendre par l’autre. Et c’est là où on montre à quel point le dialogue n’est pas une parenthèse, une évasion, une volonté d’imiter l’autre, une fascination de l’autre." L’enracinement est donc la clé pour qui veut entrer en dialogue. "Plus je veux dialoguer, plus je dois m’enraciner", observe le théologien. Mais il ne faut pas attendre de tout savoir sur soi et son héritage spirituel pour entrer en dialogue. "J’apprends aussi à mieux connaître mon patrimoine en étant en contact avec l’autre... Si j’écoute les questions qu’il me renvoie, j’apprends à mieux me connaître moi-même."
Dialogue et annonce de l’Évangile : faut-il les opposer ?
Après le concile, la question a émergé au sein des catholiques : faut-il plus dialoguer ou annoncer l’Évangile ? Le dialogue exclut-il l’annonce ? "Malheureusement, pendant longtemps, et je le déplore jusqu’à aujourd’hui, dans certains groupes catholiques, il y a cette tendance à opposer les deux."
Or, l’Église catholique a rappelé en 1991* que "le dialogue et l’annonce font partie de la mission évangélisatrice de l’Église, explique Michel Younès, que l’on ne peut pas rejeter l’un ou ne garder que l’autre. Les deux se lient par cette attention à l’interlocuteur et le témoignage."
L’Église est tenue d’annoncer le Christ au monde, ce que ne remet pas en cause Vatican II. La déclaration Nostra Aetate, le dit bien : "Elle est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ qui est « la voie, la vérité et la vie »" (par. 2). "Et ça, ce n’est pas contre le dialogue", insiste Michel Younès.
Fondements théologiques du dialogue
Le dialogue, en théologie chrétienne, a pour fondement l’idée d’une origine commune. "La théologie de la création est sous-jacente au dialogue interreligieux", rappelle Michel Younès. Le concile a insisté sur "la présence en germe du Christ, Verbe éternel, dans les traditions religieuses". Ce que l’on retrouve chez Jean-Paul II : "L'Esprit, qui « souffle où il veut » et qui « était déjà à l'œuvre avant la glorification du Christ »… nous invite à élargir notre regard pour contempler son action présente en tout temps et en tout lieu. » (Redemptoris Missio, par. 29)
Paul VI, dans Ecclesiam Suam, parle de "conversation". "L'Église doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L'Eglise se fait parole ; l'Eglise se fait message ; l'Eglise se fait conversation." (par. 67) Le Dieu des chrétiens "est en lui-même parole, puisque nous croyons que le Verbe de Dieu est en Dieu", rappelle Michel Younès. Croire en un Dieu qui est parole, cela encourage à la reconnaissance mutuelle d’une égale dignité. C’est -à-dire au dialogue.
"Vatican II nous invite à penser autrement", résume Michel Younès. Lumen Gentium a rappelé les deux dimensions de l’Église : elle est un mystère qui la dépasse elle-même. Mais ce mystère, comme le précise le théologien, est "porté dans l’Histoire par le peuple de Dieu qui s’achemine ainsi vers son propre accomplissement". Le peuple de Dieu qui est "destiné à se dilater aux dimensions de l’univers entier." (Lumen Gentium, par. 13)
* "Dialogue et annonce - Réflexions et orientations concernant le dialogue interreligieux et l’annonce de l’Évangile", texte du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples (1991)


Halte Spirituelle est une émission de radio animée par Madeleine Vatel et Véronique Alzieu et diffusée quotidiennement sur RCF. Des entretiens où l'on puise dans l'expérience chrétienne pour engager une réflexion spirituelle aussi profonde qu'accessible. L'émission de référence de RCF !




