60 ans après Nostra Aetate, découvrir la théologie du mystère d'Israël
Le 60e anniversaire de la déclaration Nostra Aetate, du concile Vatican II, invite à redécouvrir l’héritage hébraïque du christianisme. L’Alliance, l’accomplissement, l’incarnation du Verbe fait chair… Autant de notions essentielles pour un chrétien. Mais arrivent-ils à en faire l'expérience dans leur propre vie spirituelle ? Et si la théologie d'Israël, ou du mystère d’Israël, permettait de mieux les comprendre ?
"La Torah c’est la Parole vivante, une parole d’une relation d’amour à incarner." ©Hans LucasReconnaître qu’un "rayon de la vérité illumine tous les hommes" y compris ceux qui appartiennent à d’autres religions : c’est ce que l’Église catholique a fait avec la déclaration Nostra Aetate du 28 octobre 1965. Soixante ans après, on est tentés de reconnaître le caractère prophétique de ce texte qui tente de définir comment l’Église catholique se perçoit elle-même en lien avec les religions non chrétiennes. Et si l’Église avait été capable de reconnaître ce "rayon de vérité" et de penser son lien avec les autres religions parce qu’elle a su reconsidérer son lien au judaïsme ?
L’article 4 de la déclaration Nostra Aetate porte précisément sur la religion juive. "Scrutant le mystère de l’Église, le saint Concile rappelle le lien qui relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament à la lignée d’Abraham." Cela signifie, pour le Père Patrice Chocholski, que c’est "en scrutant le lien intime de l’Église au peuple juif que l’Église apprend à se connaître. L’Église ne peut se comprendre qu’en se recevant d’une relation, d’un lien, et que ce lien mystérieux est un lien à contempler."
Pour les soixante ans de Nostra Aetate, le Père Patrice Chocholski nous explique, dans Halte Spirituelle, ce qu’est la théologie du mystère d’Israël. Prêtre, curé de paroisse à Marseille, ancien directeur de l'Institut catholique de la Méditerranée (ICM), et chercheur en théologie des religions, il est l'auteur d'une thèse de doctorat (soutenue en 2025) sur "une théologie chrétienne des religions à partir de la relation actuelle entre Dieu et le peuple juif". Il travaille actuellement pour le Dicastère pour le dialogue interreligieux au Vatican, à une extension aux traditions asiatiques de la déclaration d’Abou Dhabi de 2019.
Pourquoi l’Église parle-t-elle de "mystère d’Israël" ?
En théologie chrétienne, le mot "mystère" prend un sens bien particulier. Mysterion en grec se traduit souvent par sacramentum, "sacrement". "C’est-à-dire que quand on évoque théologiquement un mystère, on évoque en même temps une dimension de sacramentalité", explique le P. Chocholski. Le sacrement étant comme le lieu "où Dieu se manifeste et agit". Saint Paul écrit : "Je ne veux pas vous laisser dans l’ignorance de ce mystère." (Rm 11, 25) : "mystère de la relation de Dieu avec le peuple juif", commente le théologien.
La théologie du mystère d’Israël s’appuie sur les données historiques d’une part - la judéité de Jésus, de Marie et des apôtres - mais des données aussi théologiques. L’idée que l’Alliance entre Dieu et le peuple juif est toujours vivante et actuelle aujourd’hui. En affirmant cela, le concile a mis fin à la théorie de la substitution formulée aux premiers siècles, selon laquelle les chrétiens ont remplacé les juifs dans l’Alliance entre Dieu et son peuple, qu’ils se sont substitués aux juifs dans la longue histoire de l’Alliance rapportée dans l’Ancien Testament. Théorie au fondement de l'antijudaïsme chrétien.
Saint Paul l’avait pourtant écrit : "Les dons gratuits de Dieu et son appel sont sans repentance." (Rm 11, 29) Mais il a fallu attendre le XXe siècle et le concile Vatican II - et plus tard le pape Jean-Paul II qui l’a redit avec force au cours de son pontificat - pour que l’Église affirme la permanence d’Israël et que les théologiens se penchent sur la question. Qui sont les chrétiens dans le cœur de Dieu si l’Alliance avec le peuple juif est toujours actuelle ? L’Église doit-elle se penser à côté du peuple juif ?
Le tournant Vatican II
Le concile représente un tournant dans la redécouverte de la théologie d’Israël. Avant Vatican II, plusieurs philosophes, exégètes et biblistes avaient préparé cette redécouverte. Parmi les précurseurs, Jacques Maritain, inspiré par Léon Bloy, mais aussi Joseph Bonsirven, le cardinal Charles Journet, Paul Démann, le cardinal Augustin Bea, ou encore Hans Urs von Balthasar. Ce dernier "était en dialogue avec Karl Barth et Martin Buber, rappelle Patrice Chocholski. Ce dialogue va leur permettre de voir des horizons qu’ils n’avaient pas envisagés auparavant, on doit à ces précurseurs Vatican II."
Martin Buber, qui était juif et dont on célèbre les soixante de la disparition en 2025, est un philosophe du dialogue dont les écrits ont considérablement marqué le pape Paul VI. Dans son encyclique Ecclesiam Suam, de 1964, publiée en marge du concile, il répète 54 fois le mot "dialogue". On peut dire que Paul VI est le pape qui a fait entrer la culture du dialogue dans la pensée chrétienne.
Repenser l’héritage hébraïque de la foi chrétienne, qu’est-ce que ça change ?
Or, la théologie du mystère d’Israël invite précisément à reconsidérer les données de la foi chrétienne au regard du dialogue toujours actuel entre Dieu et le peuple juif. L’Alliance, l’accomplissement, l’incarnation… Renouer avec l’héritage hébraïque du christianisme c’est redonner du "relief", comme l'affirme le Père Chocholski, aux données de la foi de chrétienne.
Certes il y a lieu de se sentir bousculé. Les théologiens n’hésitent pas à parler de nouveau paradigme. "Sans doute ne percevons-nous pas encore suffisamment l’importance de se sentir bousculé", estime le théologien. Il s’agit de "mettre en question le cadre théologique dans lequel la théologie chrétienne s’est construite à partie du IIe siècle, où le peuple juif n’apparaît plus dans les radars de la théologie chrétienne. Les théologiens chrétiens ont tendance à ne plus se poser la question du sens de l’existence du peuple juif au-delà des juifs qui sont baptisés. C’est peut-être là que la théologie a besoin d’être revue, j’allais dire, de fond en comble."
La pensée grecque a permis "l’inculturation de l’Évangile" mais parfois "en perdant de vue des éléments essentiels fondamentaux", explique le théologien. Par exemple le fait de traduire "torah" par "nomos", c’est-à-dire la loi au sens juridique, a conduit à "accuser les juifs d’être légalistes, ce qui est un contresens total ! La Torah c’est la Parole vivante, une parole d’une relation d’amour à incarner."
Les premiers chrétiens, qui étaient des juifs, inscrivaient l’histoire de Jésus dans l’histoire de l’Alliance. Et Jésus apparaissait comme l’Alliance en personne et c’était une alliance relationnelle
Le risque de la théorie de la subsomption
La théologie d’Israël invite à reconnaître la spécificité du lien entre Dieu et le peuple juif. "Les juifs forment un peuple. Ce peuple a sa singularité." Ne pas la respecter, c’est tomber dans ce qu’on appelle la théorie de la subsomption, c’est-à-dire que l’on en vient à "relativiser la relation toujours active et actuelle entre Dieu et son peuple juif". Or, cela conduit à "une relativisation du Christ", prévient le P. Chocholski. "La subsomption, c’est la relativisation par excellence, c’est un lissage des relations, c’est passer de ce qui est relationnel à un matérialisme pur. C’est horrible mais nous avons su composer avec cette horreur pendant des siècles."
Sortir Jésus de son histoire juive appauvrit donc le message chrétien. Les chrétiens sont donc invités à connaître le judaïsme, et donc à être en dialogue avec les juifs pour comprendre ce à quoi ils croient. "J’ai besoin, explique le théologien, de comprendre, de saisir ce que des juifs d’aujourd’hui saisiraient des évangiles - sans pour autant adhérer à Jésus comme messie d’Israël. Ce qu’ils comprennent des paraboles, des expressions, des évangiles." Ainsi l’évangile de Matthieu, écrit pour des communautés juives, n’avait rien d’étrange pour des juifs !
Oublier l’ancrage juif de Jésus c’est vider de son sens l’idée d’accomplissement et l’annonce du kérygme. Cette idée centrale dans la foi chrétienne que Jésus Christ est mort et ressuscité pour le salut du monde. "Pour les juifs [du temps de Jésus], c’était facile d’entendre ce kérygme parce qu’ils l’inscrivaient dans leur mentalité, dans leur culture, dans leur longue histoire. Les premiers chrétiens, qui étaient des juifs, inscrivaient l’histoire de Jésus dans l’histoire de l’Alliance. Et Jésus apparaissait comme l’Alliance en personne et c’était une Alliance relationnelle."
Affirmer que la foi est d’abord une relation à vivre est un point décisif du concile. La déclaration Nostra Aetate, qui est, tout comme les seize textes du corpus conciliaire, complémentaire aux autres, peut se lire en écho avec la constitution Dei Verbum, par exemple. En rappelant la nécessité de lire la Bible entièrement, et de donner toute sa place à l’Ancien Testament, celle-ci rappelle ce qu’est la révélation : un dialogue entre Dieu et son peuple. La foi présentée comme une expérience à vivre, et donc pas seulement comme une adhésion aux dogmes.


Halte Spirituelle est une émission de radio animée par Madeleine Vatel et Véronique Alzieu et diffusée quotidiennement sur RCF. Des entretiens où l'on puise dans l'expérience chrétienne pour engager une réflexion spirituelle aussi profonde qu'accessible. L'émission de référence de RCF !




