La compassion de Dieu pour les Hommes : d'où vient cette croyance ?
Jésus "pris aux entrailles" devant l'humanité qui souffre. C'est souvent comme cela qu'il est décrit dans le Nouveau Testament. Le Dieu des chrétiens est tout sauf impassible au sort des Hommes. Mais d'où vient cette grande idée de la compassion de Dieu ? N'est-elle pas en contradiction avec celle de sa toute-puissance ?
Croire que Dieu est capable de compatir aux souffrances de l'humanité, qu'est-ce que ça change ? ©Laure Boyer / Hans LucasC’est bien un Dieu "tout-puissant" que confessent les chrétiens dans leur credo. Mais Dieu peut-il être tout-puissant et compatir à nos souffrances ? Est-on sûr que Dieu souffre avec l’humanité ? Et pourquoi est-ce si important pour un chrétien de dire que Dieu n’est pas impassible au sort des Hommes ? Dans Halte Spirituelle, le jésuite Michel Fédou répond à ces questions complexes, auxquelles les théologiens tentent de répondre depuis les premiers siècles. Professeur émérite aux facultés Loyola Paris, Michel Fédou a reçu le prix Ratzinger en 2022 et le prix Cardinal-Grente de l'Académie française en 2023, pour l'ensemble de son œuvre. En 2024, il a publié "La compassion de Dieu - Retour au cœur du christianisme" (éd. Desclée de Brouwer).
Antiquité grecque : des dieux indifférents au sort des humains
"Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre", disent les chrétiens quand ils récitent leur credo, leur profession de foi. Un Dieu tout-puissant, cela renvoie d’abord à l’idée d’un Dieu créateur. "Cela ne veut pas dire qu’il ne se laisse pas atteindre, toucher de quelque manière, par ce qui advient à l’humanité, la souffrance et les épreuves qu’endure cette humanité", assure Michel Fédou. D’où vient chez les chrétiens l’idée que Dieu compatit à leurs épreuves ?
Chez les philosophes de la Grèce antique, en particulier les stoïciens ou les épicuriens, l’idée de dieux compatissants était impensable. Ce "dogme de l’impassibilité des dieux", comme le décrit Michel Fédou, a pu être formulé en "réaction contre des représentations mythologiques de la divinité" que l’on trouve par exemple chez Homère ou Hésiode, "qui attribuaient aux divinités tout sortes de passions humaines". Pour le théologien, "par rapport à cela, la philosophie grecque a certainement représenté une évolution heureuse. On en a quelque sorte purifié la représentation de la divinité."
Or, les pères de l’Église, ces écrivains des premiers siècles qui ont conceptualisé la doctrine chrétienne, étaient eux-mêmes marqués par cette philosophie grecque imprégnée de l’idée d’un Dieu impassible. Mais ils "se sont bien rendus compte qu’on ne pouvait pas s’en tenir à cette notion, résume Michel Fédou, parce que la tradition biblique laissait entendre que Dieu se laisse de quelque façon toucher, atteindre, par l’expérience, par les épreuves de l’humanité". Reste que cette question d’un Dieu compatissant "a été très difficile dès les premiers siècles de l’histoire du christianisme".
Qu’est-ce que la compassion ?
Un Dieu capable de compatir aux souffrances de l’humanité : qui est donc le Dieu des chrétiens ? Et qu’est-ce que la compassion ? "C’est plus que l’empathie, décrit Michel Fédou. Ce n’est pas souffrir à la place de la personne qui souffre mais être avec, être présent à elle."
Être compatissant, c’est aussi "manifester qu’on se laisse toucher par ce que la personne endure". Il y a une dimension affective, comme l’a souligné Martha Nussbaum. Et aussi une dimension cognitive, puisque selon la philosophe, il s’agit de connaître l’autre et sa souffrance. Il y a enfin chez la personne compatissant une volonté de remédier au malheur de l’autre, que cela soit possible ou non.
Le Dieu compatissant de la Bible
"Le thème de la compassion est enraciné dans la tradition biblique", décrit Michel Fédou. Les chrétiens ont eu tendance à opposer le Dieu de l’Ancien Testament, dont on retient une propension à se montrer violent, au Dieu du Nouveau Testament qui ne serait que douceur et compassion. Opposer le Dieu de l’Ancien Testament à celui du Nouveau est l’un des ferments de l’antijudaïsme chrétien. S’il y a colère de Dieu, précise le théologien, cela "doit être compris non pas dans un sens immédiat mais comme l’expression paradoxale de la bonté de Dieu qui ne prend pas son parti du péché de l’humanité".
Or, en réalité, c’est bien dans le Premier Testament que naît l’idée d’un Dieu sensible à "la misère de son peuple", si l'on en croit le Livre de l'Exode (Ex 3, 7). Les prophètes en particulier insistent sur ce point. Et l'Alliance est "une expression de cette compassion de Dieu pour l’humanité", selon Michel Fédou. Mais même avant ce contrat passé avec Moïse sur le mont Sinaï, Dieu scelle dans la Bible une alliance avec Abraham et avec Noé. Tout au long de la Bible, on retrouve donc "cette attitude de Dieu qui ne veut pas abandonner son peuple, qui veut être lié à lui et qui veut le conduire".
Le Nouveau Testament insiste particulièrement sur l’idée de Dieu compatissant. Très souvent, il est dit au sujet de Jésus qu’il est "pris de compassion" : le terme grec "splagchnizomai" signifie littéralement "être pris aux entrailles". Depuis quelques décennies, cette idée d'un Dieu compatissant s'est étendue à celle d'un Dieu vulnérable. "On a vu s’accroître, avant tout au sein du christianisme, la conscience d’une vulnérabilité de Dieu", décrit le théologien. C’est toute une théologie pensée à partir de l’image de Jésus enfant, c’est-à-dire de Dieu incarné en un être aussi vulnérable qu’un nouveau-né.
Quand l’Homme doute de la compassion de Dieu
Des humains qui doutent de la compassion de Dieu et de son intervention dans l’histoire de l’humanité : ce thème revient souvent dans la Bible. En particulier au Livre de Job, un récit centré sur le sentiment d’abandon qu’éprouve un homme accablé de malheurs. "On pourrait avoir l’impression que Dieu a abandonné Job", résume Michel Fédou. Or, à la fin du texte, "il se révèle que Dieu n’a jamais abandonné Job !" La bible nous enseigne que l'Homme souffrant a besoin d'un Dieu compatissant.
Le sentiment d'être abandonné de Dieu est en effet toujours accompagné de l'idée de souffrance. Même Jésus sur la croix exprime ce sentiment d’abandon. "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?" lui font dire les évangélistes. "C’est absolument inouï, cette parole de la part de Jésus, observe Michel Fédou. Mais précisément le saut de la foi, c’est de croire que jusque dans ces situations terribles où l’on fait l’expérience d’un silence, d’une absence, d’un vide, Dieu est toujours là même si on ne le sent pas même si on ne reconnaît aucunement les signes de sa présence."
Avec la Passion et la mort de Jésus sur la croix, "ce qui est au fond donné à entendre, explique Michel Fédou, c’est que Dieu m’aime et est devenu homme jusqu’à partager l’humanité dans sa souffrance la plus radicale." En un sens, Jésus prévient toute tentation de croire que Dieu est impassible.


Halte Spirituelle est une émission de radio animée par Madeleine Vatel et Véronique Alzieu et diffusée quotidiennement sur RCF. Des entretiens où l'on puise dans l'expérience chrétienne pour engager une réflexion spirituelle aussi profonde qu'accessible. L'émission de référence de RCF !




