Depuis Vatican II : comment l'Église catholique pense son lien avec le judaïsme
En 2015, il y a dix ans, l'Église catholique a tenté de résumer toute sa théologie du mystère d'Israël. Vatican II avait ouvert un immense chantier théologique. Depuis le concile, l'Église se pense en lien avec le judaïsme et non plus à la place du peuple juif. Et en cinquante ans, il y a eu des textes, des engagements, des prises de parole de papes : le document de 2015 en fait la synthèse. Mais il montre aussi que de nombreuses questions restent en suspens. Et qu'il est difficile de venir à bout de la théorie de la substitution.
Les Tables de la loi reproduites dans la synagogue de Pau ©Quentin Top / Hans LucasEn 1965, le concile Vatican II a non seulement permis un chemin de dialogue entre juifs et catholiques, mais il a aussi ouvert un vaste chantier théologique. À charge pour les théologiens catholiques de répondre à des questions comme : Qui est l’Église catholique dans le cœur de Dieu si l’Alliance passée avec le peuple juif n’a jamais été rompue ? L'Église peut-elle encore se dire "nouveau peuple de Dieu" ?
Cinquante ans après le concile, la Commission pour les relations religieuses avec le Judaïsme, au Vatican, a publié une synthèse de ses avancées théologiques, en décembre 2015, "Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables". La théologienne Marie-Laure Durand en a fait une analyse critique avec l’historienne Emmanuelle Main, parue dans la revue Chemins de Dialogue n°58 (en 2021). Directrice du pôle Judaïsme à l’ISTR de Marseille, Marie-Laure Durand collabore au pôle de recherche théologique sur le Mystère d’Israël. "Ce document de 2015 est particulièrement intéressant, explique-t-elle, il montre toutes les avancées incroyables faites depuis 1965 et en même temps, il dévoile l’état de la recherche." Il permet de comprendre quelles sont les difficultés de l'Église catholique pour penser sa relation au judaïsme, d'un point de vue théologique, et venir à bout de la théologie de la substitution.
Difficultés de l'Église catholique pour penser sa relation au judaïsme
"50 ans après Nostra Aetate, l’Église a décidé de sortir un document qui va synthétiser, condenser, rappeler et faire un petit pas de plus par rapport à tous les documents du magistère concernant le judaïsme et le peuple juif." Ce document intitulé d’après saint Paul "Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables" a "moins d’autorité" que Nostra Aetate, qui est un texte conciliaire. Mais "il émane du magistère au sens large du terme, souligne Marie-Laure Durand. Sa force vient de la synthèse qu’il propose."
Une synthèse non pas sur le judaïsme en tant que tel mais sur la façon dont l’Église catholique se pense elle-même, d’un point de vue théologique, en lien avec le judaïsme. On touche là à des données complexes. Mais ce document, le dernier grand texte de l’Église catholique sur le sujet, mérite qu’on s’y attarde.
Il ne semble pas évident pour tous les fidèles catholiques que le dialogue avec les juifs ne relève pas tout à fait du dialogue interreligieux. "Ce qui caractérise la relation entre Église et synagogue ou Église et peuple juif, explique Marie-Laure Durand, c’est que cette relation est totalement à part par rapport à tout ce qu’on connaît, en fait. Et d’ailleurs on a du mal à la classer." Certes, on a là "deux religions différentes" mais, "étant donné que l’Église a une racine juive, greffée sur l’Alliance entre Dieu et le peuple juif, il y a quelque chose d’intra à l’Église, qui se joue dans ce relationnel-là".
D’ailleurs l’Église a du mal à préciser qui sont les interlocuteurs dans ce dialogue. Parle-t-on des liens entre judaïsme et catholicisme, entre Église et peuple juif ? "C’est plus simple pour l’Église de traiter de religion à religion, résume Marie-Laure Durand. Or, le peuple juif, et l’Alliance que ce peuple a passée et passe avec Dieu, dépasse le cadre strictement parlé de la religion. L’Église est aussi face à un peuple, il n’y a pas de judaïsme sans juifs !"
"Une parole forte" en 2015 : le non mandat d’évangélisation
"L’Église catholique ne conduit et ne promeut aucune action missionnaire institutionnelle spécifique en direction des juifs", peut-on lire dans le document de 2015. "Dit comme ça, c’est une nouveauté, précise Marie-Laure Durand. Là c’est clairement énoncé." Après des siècles d’antijudaïsme marqué par des conversions forcées, cela vaut la peine d’être souligné. "Ça ne veut pas du tout dire que des juifs ne peuvent pas se convertir et demander le baptême, commente la théologienne, mais ça veut dire qu’on ne doit pas approcher les juifs comme ne vivant pas déjà d’une Alliance avec Dieu. Et que donc il ne faut pas mener de mission explicite à leur égard. C’est une parole forte de la part de ce texte."
Ce non mandat d’évangélisation auprès du peuple juif repose sur l’idée que "le Dieu des chrétiens est le Dieu des juifs, comme le souligne Marie-Laure Durand. Les chrétiens ne croient pas à un Dieu abstrait qui serait vide, vague et flou. Les chrétiens ont hérité de la conception théologique des juifs et de la façon très singulière que Jésus a eu d’incarner cet héritage-là."
Dans son acception ethnologique, l’Église n’est pas un peuple, explique Marie-Laure Durand, c’est une assemblée, c’est un rassemblement
En 2015, en finir avec la théorie de la substitution
Que l’Église catholique reconnaisse clairement que l’Alliance entre Dieu et le peuple juif n’est pas caduque mais que, bien au contraire, elle est toujours actuelle, c’est sans doute l’un des points essentiels du document de 2015. Depuis le discours de Jean-Paul II à Mayence 1980, c’est la première fois qu’elle le dit "aussi clairement", précise Marie-Laure Durand. Là où, en 1965, l’Église a voulu, avec Nostra Aetate, écarter l’accusation de déicide, cette fois c’est à la théorie de la substitution qu’elle veut s’atteler.
La théorie de la substitution, ou du remplacement, c’est "l’idée relativement simple et en même temps très compliquée, que le peuple d’Israël, le peuple juif, a une vocation qui lui a été donnée par Dieu de faire alliance avec lui. L’Église a considéré pour des raisons historiques qu’après Jésus cette vocation particulière, le peuple d’Israël ne l’avait plus. Et qu’après Jésus, elle revenait à l’Église du Christ. L’Église s’est proclamée verus Israel, vrai Israël, et est entrée dans un regard de mépris vis-à-vis des juifs."
Repérer les traces de la théorie de la substitution, un important chantier théologique
"Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables" : c’était pourtant écrit dans le Nouveau Testament, de la main de l’apôtre Paul (Rm 11, 29). Il a fallu plusieurs siècles pour que l’Église s’empare de ce verset et que s’ouvre tout un chantier théologique. "Depuis Vatican II on s’est aperçus de l’ampleur des dégâts de la substitution, rapporte la théologienne. L’Église catholique a fait tout ce qu’elle pouvait pour nettoyer et enlever toutes les traces de la théologie de la substitution. Elle a révisé les rites, elle a révisé des paroles qui avaient pu être dites, elle a révisé son catéchisme."
De cela, le document de 2015 en rend compte. Et cependant il comporte lui-même des traces de la substitution. Ainsi, l'Église est décrite comme "nouveau peuple de Dieu" ."Dans son acception ethnologique, l’Église n’est pas un peuple, explique Marie-Laure Durand, c’est une assemblée, c’est un rassemblement. Même si, à Vatican II, l’utilisation du terme peuple de Dieu pour l’Église, c’était une ouverture parce que ça sortait l’Église d’une société sainte, il faut maintenant s’interroger sur ce vocabulaire. On peut se demander si le fait de parler d’Église comme peuple n’est pas justement pour entrer dans une concurrence qui n’a pas lieu d’être avec justement le peuple juif."
Le chantier à venir pour Marie-Laure Durand concerne les "traces invisibles" de la théorie de la substitution. "Au fond, tout le système théologique dans lequel nous évoluons est marqué par la substitution parce finalement Israël [au sens biblique du terme, NDLR] n’est plus présent. Le seul fait qu’Israël ne soit plus présent dans notre système comme co-partenaire de l’Alliance est une preuve de la substitution. Cette substitution invisible est très tenace et très difficile à repérer."
Pour approfondir cette question de la "théologie de la substitution invisible", l’ISTR de Marseille organise précisément un colloque, les 18 et 19 novembre 2025, sur le thème : "Repenser la relation au peuple juif - Un enjeu crucial pour la théologie chrétienne". Proposé sous la forme de webinaire, le colloque sera accessible à tous via Internet. "On ne sait pas peut-être pas encore ce qu’est une théologie catholique chrétienne libérée de la substitution, non pas pour être moins chrétien mais au contraire coller davantage aux intuitions de la foi chrétienne."


Comment comprendre les rites, les fêtes qui rythment le calendrier hébraïque ? Comment lire la Bible à la lumière de la tradition juive ? Qu’apporte la lecture du Talmud ou les textes de Maïmonide à un croyant juif... ? Chaque semaine, dans un dialogue avec un fin connaisseur du monde juif, Odile Riffaud nous fait entrer dans la richesse de cette tradition religieuse qui est à la racine du christianisme et de l’islam.




