Après le pape François, comprendre la théologie du peuple
La théologie du peuple, née en Amérique latine, sera-t-elle l'axe du pontificat de Léon XIV ? Le nouveau pape a longuement vécu au Pérou, dont il a la nationalité. Elle offre en tout cas une grille d'analyse précieuse pour dresser le bilan du pontificat de François.
Le pape François lave les pieds de détenues à la prison de Rebibbia, lors de la Semaine sainte, le 24 mars 2024. © Vatican MediaLe pape François a-t-il ancré la théologie du peuple dans les consciences catholiques occidentales ? Née dans l’élan du concile Vatican II, forgée dans le contexte social et politique tendu de l’Amérique latine du XXe siècle, d’inspiration révolutionnaire et conceptualisée par trois théologiens argentins, la théologie du peuple est restée longtemps mal connue en Europe. Elle constitue cependant un élément incontournable pour dresser un bilan du pontificat du pape François, qui s'est achevé le 21 avril 2025. Au lendemain de l’élection de Léon XIV, le nouveau pape américano-péruvien que l’on décrit comme bergoglien et modéré, il n’est pas inutile de revenir aux fondamentaux de cette pensée complexe.
Théologie du peuple et théologie de la libération : quelle différence ?
L’image avait le tour du monde. En 1983, sur le tarmac de l’aéroport de Managua le pape Jean-Paul II tançait d’un geste ferme le prêtre nicaraguayen Ernesto Cardenal agenouillé devant lui. Figure de la théologie de la libération, ce poète engagé dans le gouvernement sandiniste avait été depuis suspendu de tout ministère. Le pape François l’avait absous peu de temps avant sa mort en 2020.
Ce que le Vatican reprochait au Père Cardenal et à la théologie de la libération ? Des connexions trop étroites avec le marxisme. L’un des deux textes de la Congrégation pour la doctrine de la foi sur le sujet, l'instruction Libertatis Nuntius d’août 1984, évoque les "risques de déviation ruineux pour la foi et pour la vie chrétienne" dès lors que l’on emprunte "des concepts… à divers courants de la pensée marxiste". Schématiquement, l’Église catholique rejette une conception de la libération qui ne serait que temporelle et non spirituelle.
C’est pourtant de la théologie de la libération qu'est née l’idée d'option préférentielle pour les pauvres. Celle-ci a été reprise textuellement par les évêques latino-américains lors de la troisième conférence générale du Celam à Puebla en 1979. Elle sera même intégrée dans l’enseignement de Jean-Paul II. Elle est au cœur de la théologie du peuple.
La théologie du peuple : s’adapter aux derniers pour avancer ensemble
Décrite comme une branche de la théologie de la libération, la théologie du peuple est assez méconnue en Europe. Parce qu'elle est imprégnée des réalités socio-économiques des populations d’Amérique latine, cette théologie se concentre sur le "peuple", ici caractérisé par la pauvreté, notamment matérielle, et une fidélité à la foi catholique.
En régime chrétien, l’option pour les pauvres renvoie à l’idée que les "pauvres" sont une "catégorie théologique avant d’être culturelle, sociologique, politique ou philosophique", explique le théologien Jean-Robert Armogathe dans la revue Communio n°278. C’est toute la subtilité de la théologie du peuple qui veut tourner le dos au marxisme mais qui peine à s’affranchir totalement d’une dimension politique.
Quand le pape François parlait d’une Église "pauvre pour les pauvres", dans Evangelii Gaudium (2013), ou d’une Église "en sortie" qui rejoint les "périphéries", il s’inscrivait dans cet héritage. Héritage qu’il synthétisait déjà en 2007 dans la Déclaration d’Aparecida, dont Jorge Bergoglio, alors cardinal archevêque de Buenos Aires, a été le principal rédacteur.
Le pape argentin insistait aussi sur l’ancrage territorial des paroisses, considérées comme des lieux d’écoute de la Parole de Dieu, de vie sacramentelle, mais aussi de dialogue. Et comme des "hôpitaux de campagne". "Je vois l’Église comme un hôpital de campagne après une bataille, disait-il dans un entretien paru en 2013 dans L’Osservatore Romano. Nous devons soigner les blessures. Ensuite nous pourrons aborder le reste. Soigner les blessures, soigner les blessures... Il faut commencer par le bas." Comprendre : par la réalité du terrain.
Ne pas laisser les plus faibles en arrière et avancer ensemble, ainsi peut-on résumer la compréhension chrétienne du mot "peuple" affirmée par le pape François dans Christus vivit (2019). "Quand nous parlons de “peuple”, il ne faut pas comprendre les structures de la société ou de l’Église, mais l’ensemble des personnes qui ne marchent pas comme des individus mais comme le tissu d’une communauté de tous et pour tous, qui ne peut pas laisser les plus pauvres et les plus faibles rester en arrière."
L'élan Vatican II
La théologie du peuple doit beaucoup à la réception en Amérique latine du concile Vatican II. Les penseurs de la théologie du peuple ont ainsi pu se référer "à l'importance accordée par le Concile à la notion de « peuple de Dieu » et à l'importance de la culture, notamment dans la constitution Gaudium et spes", analyse Luis Martínez Saavedra dans la revue Études n°4326.
Certains textes élaborés en marge du concile ont été déterminants. C’est le cas du "Pacte des catacombes" ou "Schéma XIV" qu’a fait circuler le brésilien Helder Camara, autre figure de la théologie de la libération. Il a été signé peu avant la fin du concile, autour de novembre 1965, par 500 pères conciliaires qui ont fait le choix d’une Église pauvre.
L’encyclique Populorum Progessio (1967) de Paul VI - qui n'est pas un texte de Vatican II - est également un document de référence. Le chef de l'Église catholique y encourageait l'institution ecclésiale, mais aussi les États et les associations, à œuvrer en faveur des pays du tiers monde, au nom de "tout homme et de tout l'homme". C’est devenu l’un des textes phares de la doctrine sociale de l'Église (DSE).
À la suite de la publication de l'encyclique s’est tenue en 1968 la fameuse conférence de Medellín, la deuxième Conférence générale de l'épiscopat latino-américain (Celam). Celle où est née la théologie de la libération. On considère que c'est lors de la conférence suivante, celle de Puebla, en 1979, qu'est née la théologie du peuple.
Les trois penseurs argentins de la théologie du peuple
Le clergé argentin, dont le pays a connu quatre coups d'État militaires entre 1943 et 1966, a adhéré en masse au manifeste du 15 août 1967. Un message dans lequel, « s'appuyant sur la récente encyclique Populorum progressio, ils affirment... : "C'est d'abord aux peuples pauvres et aux pauvres des peuples qu'il appartient d'accomplir eux-mêmes leur propre promotion." » (Luis Martínez Saavedra, revue Études).
La théologie de la libération s’enracine dans le contexte social et politique tendu qu’a connu le sous-continent latino-américain au milieu du XXe siècle. Des gouvernements autoritaires favorisant l’installation de multinationales au modèle économique capitaliste agressif et un accroissement de la pauvreté. La notion de tiers monde était alors en vigueur.
Ce manifeste d'août 1967 a donné naissance au Mouvement des prêtres pour le tiers-monde (ou Movimiento de Sacerdotes para el Tercer Mundo, MSTM), qui a fortement influencé les réflexions de La Commission épiscopale de pastorale (Coepal). C'est au sein de cette commission créée par la Conférence des évêques d'Argentine pour mettre en œuvre les propositions conciliaires, que trois experts ont conceptualisé la théologie du peuple. Lucio Gera (1924-2012), Rafael Tello (1917-2022) et Juan Carlos Scannone (1931-2019) étaient tous trois des théologiens argentins.
Considérant chaque peuple sujet de sa propre histoire, la théologie du peuple affirme que "l’activité de l’Église ne devait pas seulement être orientée vers le peuple mais elle devait aussi et surtout naître du peuple", peut-on lire dans le Document de San Miguel, produit par la Coepal (1969).
La théologie du peuple et le pape François
Dans la théologie du peuple, celui-ci est l'expression d'une diversité culturelle, selon ses théoriciens. Ceux-ci "constatent que ce sont les pauvres en Amérique latine qui ont gardé la culture commune de chaque nation quand les plus favorisés vivent avec des images culturelles globalisantes importées d'Europe ou des États-Unis", écrit Marie-Lucile Kubacki dans La Vie. "La foi s'exprime toujours sur mode culturel", écrit le pape François dans "Espère" (éd. Albin Michel, 2025, p. 229).
L'intérêt du pape François pour la piété populaire, qu'il a manifestée notamment en se rendant en Corse en décembre 2024, ne s'arrête pas à la défense de particularismes culturels. Elle a une portée politique : "Entrer en harmonie avec l'âme du peuple est un antidote à toute forme de populisme sectaire qui réduit cette âme à un éléments factieux et idéologique", écrit François dans son autobiographie, où il consacre plusieurs pages à la théologie du peuple. Théologie à laquelle il donne aussi une dimension sotériologique. "L'appartenance à un peuple a une puissante valeur théologique : Dieu dans l'histoire du salut a sauvé un peuple."
À la suite du pape François qui l'a créé cardinal, Léon XIV hérite d'une Église catholique guidée pendant douze ans par les principes fondamentaux de la théologie du peuple. Théologie qu'il doit bien connaître, puisqu'il a longuement vécu au Pérou. Sera-t-elle une grille d'analyse pertinente pour observer le nouveau pontificat ?




