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Que devient la médecine humanitaire ?

Que devient la médecine humanitaire ?

Un article rédigé par Frédéric Mounier, avec OR - RCF, le 4 septembre 2025 - Modifié le 6 septembre 2025
Où va la vie ? La bioéthique en podcastQue devient la médecine humanitaire ? (1/3)

La médecine humanitaire "n’a pas cessé de se dégrader". C'est le constat sans appel du Pr Raphaël Pitti, médecin humanitaire. Depuis trente ans, cet homme guidé par la doctrine sociale de l’Église est sur tous les théâtres d’opération les plus difficiles du globe. Ses derniers déplacements à Gaza lui font dire que nous sommes entrés dans un monde qui "manque d'empathie".

Le Pr Raphaël Pitti ©Olivier Toussaint / Hans LucasLe Pr Raphaël Pitti ©Olivier Toussaint / Hans Lucas

Qui pour réguler le droit international ? Qui pour faire respecter le droit humanitaire ? Le monde est aujourd’hui de plus en plus gouverné par des autocrates imprévisibles, les démocraties donnent des signes de fatigue, les empires ressuscitent. Dans la vie internationale, le règne de la force est en passe de supplanter le règne du droit. Les populations de Gaza, d’Ukraine, du Soudan, du Congo ou encore du Yémen en sont les premières victimes. Terrassées autant par les injustices politiques et sociales que par les conséquences du changement climatique ou des guerres.

Le moment est venu de recueillir le témoignage du Pr Raphaël Pitti, ancien médecin militaire devenu médecin humanitaire. Depuis plus de trente ans, cet homme guidé par la doctrine sociale de l’Église est sur tous les théâtres d’opération les plus difficiles du globe. Il témoigne souvent lors de conférences ou dans les lycées de ce qu’il a vécu en Syrie, en Ukraine, à Gaza, à Djibouti, en Yougoslavie, au Tchad. Des expériences qu’il avait racontées dans "Va où l'humanité te porte - Un médecin dans la guerre" (éd. Tallandier, 2018). Ses derniers voyages à Gaza lui font dire aujourd’hui que la médecine humanitaire "n’a pas cessé de se dégrader". Dans une nouvelle série de l’émission Où va la vie consacrée à l’éthique publique et au dérèglement de la vie du monde. Son propos encourage chacun à relier responsabilité individuelle et géopolitique.

À Gaza, le "triage inversé" des malades

Pour la première fois dans sa vie de médecin humanitaire, Raphaël Pitti a été contraint à Gaza de faire du "triage inversé". À l’Hôpital européen, où il se trouvait en janvier 2024, il a vécu cette "expérience terrible pour un médecin humanitaire et même un médecin de guerre", confie-t-il. Ce que l'on nomme en médecine humanitaire "le triage", c’est le fait de "déterminer très rapidement les patients qui ont besoin de soin immédiat parce que leur pronostic vital est engagé et de laisser attendre ceux qui peuvent attendre".

Or, à Gaza, le manque de moyens - plus que de personnel soignant - l’a conduit à prendre des décisions selon "un triage inversé". "C’est vraiment quelque chose de terrible", confie le médecin encore profondément troublé. "Le peu que j’ai, je ne peux le donner qu’à ceux dont j’ai l’espérance de faire vivre et je laisse mourir les autres. Et donc j’inverse le triage. C’est-à-dire que les urgences relatives passent avant les urgences absolues." Le Pr Raphaël Pitti, médecin militaire puis humanitaire depuis trente ans a confié dans La Croix L’Hebdo qu’il ne s’était "jamais senti aussi inutile" qu’à Gaza à ce moment-là.

"80% des infrastructures sanitaires ont été détruites à Gaza, rappelle le Dr Pitti, ou continuent à fonctionner de manière très précaire." Des bombardements qui causent des "morts directes et indirectes" - celles de tous ceux que l’on ne pourra pas opérer. Le médecin précise que selon le droit international, la présence de terroristes dans un hôpital ne "donne pas le droit d’attaquer cet hôpital". "En tout cas c’est condamné par le droit humanitaire international." Pour lui ce sont "des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre". Il n’hésite pas non plus à employer le terme qui ne fait pas consensus de "génocide" pour qualifier la responsabilité d’Israël. "Je pense que maintenant c’est très clair, explique-t-il. Il y a même deux ONG israéliennes qui viennent de confirmer que le génocide peut être qualifié maintenant."

 

Les cinq membres permanents du conseil de sécurité n’ont jamais véritablement fait tout ce qu’il fallait pour faire respecter le droit international

 

Comment en est-on arrivés là ?

Le Dr Raphaël Pitti a aussi une longue expérience de la médecine humanitaire en Syrie. Il s’y est rendu "trente-huit fois clandestinement" pour y former des soignants. Le peuple syrien a été selon lui "totalement martyrisé", s’indigne-t-il. Torture, utilisation d’armes interdites… Or, "il ne s’est débarrassé de Bachar al-Assad que lui-même". C’est-à-dire sans l’aide de l’ONU. 

Les cinq pays membres permanents du conseil de sécurité - Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni et Russie - ce sont eux que Raphaël Pitti pointe du doigt. En 1948, ils ont eu pour "obligation de faire respecter le droit international et humanitaire", rappelle-t-il. Ces pays, "qui sont les plus gros fabricants d’armes dans le monde", ont-ils fait respecter le droit international ? questionne le médecin.

"Les cinq membres permanents du conseil de sécurité n’ont jamais véritablement fait tout ce qu’il fallait pour faire respecter ce droit. Et maintenant nous en arrivons justement à la conséquence, là : Puisque les grands peuvent le faire, pourquoi moi, Israël, je devrais respecter ? Donc je peux attaquer l’Iran, la Syrie, le Liban… Je peux puisque de toute façon les autres ne bougent pas." Pour lui, nous manquons "d’hommes courageux" …

 

Un monde qui souffre du "manque d'empathie"

Mais la responsabilité n'est pas que celle des États. "Serions-nous devenus insensibles ?" s’inquiète le jésuite Bruno Saintôt. "On est dans cet individualisme forcé qui fait que l’on n’a plus d’intérêt pour l’autre, on n’a que l’intérêt de soi. Et on est entré dans ce monde-là, déplore le médecin. Dans un monde qui manque d’empathie."

Et en particulier de la jeunesse. Quand il est invité à témoigner ou à participer à des conférences, le médecin humanitaire insiste auprès des organisateurs pour intervenir dans des établissements scolaires. Pour parler à cette jeunesse de France qu’il encourage à s’engager. Or, s’engager, pour lui, "c’est une éducation". "Ça commence tout petit, ça commence dans les classes, dit-il. C’est là que se cultivent déjà l’empathie et l’engagement."

Face au dérèglement du monde et à l’afflux de nouvelles catastrophiques, avons-nous encore de l’espérance ? C’est sans doute cela "la vraie question", répond le médecin qui s’autorise à douter. À quoi rattacher notre espérance ? Se poser la question est déjà un premier pas, "c’est bien ça qui est important". Pour lui, nul doute que "chacun, individuellement, nous avons le pouvoir de changer le monde. Chacun individuellement, répète-t-il. Il y a une nécessité de s’engager, de toutes ses forces, pour que le monde qui est là puisse être différent et je dois apporter ma pierre à l’édifice justement pour changer ce monde."

 

Le capitalisme aujourd’hui nous a amenés justement à cette situation d’individualisme forcé croyant que c’est par le matériel que nous pouvons faire le bonheur... C’est une erreur fondamentale !

 

La voie de la doctrine sociale de l’Église

Il y a la possibilité d’opposer à notre sentiment largement partagé "la voie de la sensibilité à autrui, au monde, au vivant", comme le propose Bruno Saintôt. "Mettre l’Homme au centre de toute décision", comme l’enseigne la doctrine sociale de l’Église : c’est le "moteur intellectuel" de Raphaël Pitti. "L’Homme est la valeur et la mesure de toute action politique."

Le choix du nouveau pape de s’appeler Léon XIV, à la suite de Léon XIII, le père de la doctrine sociale de l’Église, n’a pas échappé au médecin. "Léon XIII, rappelle-t-il, avait condamné et le communisme et le capitalisme. Le capitalisme aujourd’hui nous a amenés justement à cette situation d’individualisme forcé croyant que c’est par le matériel que nous pouvons faire le bonheur. Que l’Homme peut faire son bonheur tout seul simplement parce qu’il a de l’argent. C’est une erreur fondamentale !"

 

©RCF
Cet article est basé sur un épisode de l'émission :
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