Canal Seine-Nord Europe : malgré les tensions, débat entre le porteur de projet et les contestataires
Ces dernières semaines, les tension se sont accrues dans les Hauts-de-France autour du projet de Canal Seine Nord. Des contestations sociales et scientifiques d’un côté, et des pressions politico-économiques de l’autre. Dans ce contexte, La Voix du Nord et RCF Hauts-de-France ont invité la Société du Canal Seine-Nord Europe et l’association Protection du Territoire Seine-Escaut, à débattre sur les craintes des habitants, l’envolée du budget et la demande de moratoire.
Anne Henry, Raphaëlle Remande, Pierre-Yves Biet et Yves Courtaux Crédit Emilien Vandenbussche RCF Hauts de FranceLes 107 km du Canal Seine-Nord Europe
C’est un projet aux nombreux impacts environnementaux qui remonte aux années 90 mais qui est en train de s’accélérer. Il s’agit de relier les grands ports du nord de l’Europe à la Seine avec un nouveau canal de 107 kilomètres, entre l’Oise et le Nord. L’objectif est de reporter 10 % du transport routier vers le fluvial (à partir de 10 ans d’exploitation), pour différents types de marchandises : le vrac agricole, les matériaux de construction, les biens de consommation mais aussi des containers. Une manière de réduire les émissions carbone. Il existe déjà le Canal du Nord mais il est considéré non adapté pour un tel projet. Il accueille des péniches de 900 tonnes contre plus de 4 000 tonnes attendues demain. Les travaux du creusement du Canal ont commencé dans l’Oise, pour une mise en circulation d’ici 2032.
Depuis 2022, le chantier avance :
Entre Compiègne et Noyon, nous avons déjà livré 4 ponts, créé un nouveau lit pour la rivière Oise pour laisser la place au Canal et engagé les travaux de l’écluse sur Montmacq et Cambronne les Ribécourt
explique Pierre-Yves Biet, directeur partenariat territoires de la Société du Canal Seine-Nord Europe basé à Compiègne. Il évoque également les 170 hectares d’aménagements écologiques réalisés dans la vallée de l’Oise (sur un programme de 1 200 hectares) et le début du creusement du Canal à Montmacq. 700 personnes travaillent sur le chantier. « Si le projet en est là aujourd’hui, c’est qu’il a franchi toutes les étapes d’études et d’autorisations administratives », précise le représentant du Canal.

Soutien du monde économique transrégional
Nouveauté de cette rentrée 2025, le soutien économique interrégional tant attendu au projet, du Havre à Dunkerque, en passant par Rouen, Paris et Lille. Le 15 octobre dernier, tout le gratin politique et économique s’est réuni sur une péniche de la Seine lors du Norlink Day 2025. Il s’agissait de mettre en ordre de marche les acteurs de la logistique de Normandie, Île-de-France et Hauts-de-France autour du projet du Canal, soit 250 décideurs publics et privés que sont les ports, entreprises, opérateurs logistiques, représentants de l’État et des régions.
Pourquoi un soutien tardif ?
« Le monde économique est pour ce projet du Canal depuis très longtemps mais restait interrogatif. Aujourd’hui, nous sommes rassurés sur le foncier disponible le long du Canal pour accueillir nos entreprises, et sur les infrastructures à venir qui permettront d’assurer le dernier kilomètre et le lien vers le ferroviaire » explique Franck Grimonprez, chef d’entreprise régional dans la logistique et le transport interviewé en amont du débat. Il est aussi président de la commission de développement économique de l’Alliance Seine-Escaut, un collectif de chefs d’entreprises, maires et décideurs économiques qui soutiennent le projet depuis 15 ans,
Rappelons que le Canal est situé au cœur d’un barycentre de consommation, à moins de 400 kilomètres de cent millions de consommateurs en France, Belgique, Allemagne, Belgique et Royaume-Uni.
Et d’évoquer certaines entreprises comme Ecofrost ou celles du parc E-Valley qui sont en train d’intégrer le Canal dans leur stratégie de développement et d’industrialisation.
Dans ce contexte économique, Yves Courtaux de l’association Protection du Territoire Seine-Escaut réagit face à Pierre-Yves Biet. Il reste notamment sceptique sur les gains de productivité attendus du Canal Seine-Nord. Il s’appuie sur quelques chiffres : « L’écart du coût de transport entre le futur Canal Seine-Nord et le Canal du Nord actuel serait de 5 euros/tonne moins cher, en faveur du Canal Seine-Nord. Mais avec un péage entre 2 et 3 euros la tonne sur le nouveau Canal, le gain de compétitivité sera dérisoire. »

Intensification des manifestations
La colère gonfle par ailleurs depuis deux ans le long du tracé du parcours. Les opposants régionaux d’hier ont été rejoints par des associations nationales écologistes comme les Soulèvements de la Terre ou Extinction Rébellion. Ainsi, pour la première fois, à Thourotte dans l’Oise au pied du chantier, 2 000 personnes ont fait le déplacement le 11 octobre dernier, pour un rassemblement pacifique mais contestataire, sous le contrôle des forces de l’ordre. Elles demandaient l’arrêt du chantier.

La science s’en mêle. Un groupe de chercheurs et d’étudiants de l’Université technologique de Compiègne (UTC) a également publié une tribune sur le site du média écologiste Reporterre le 20 octobre pour demander un moratoire. Ils dénoncent un projet qui utilise trop d’eau, trop de terres agricoles, trop d’argent public. Yves Courtaux renchérit :
Neuf habitants sur dix ne connaissent pas la réalité du projet. Or le canal va bousculer le paysage. Il faut imaginer qu’il y aura des tranchées de 50m de profondeur, soit un immeuble de plus de 15 étages. Certaines écluses feront 25m de haut. C’est gigantesque.
En attente d’une audience
Les militants et habitants inquiets restent aussi en attente de l’audience du Tribunal administratif d’Amiens, qui a reçu le recours déposé en décembre 2024 par Nord Nature Environnement et Protection du territoire Seine-Escaut. Ils contestent l’arrêté préfectoral du 9 août 2024, pour plusieurs raisons dont l’absence d’évaluation globale des incidences sur l’environnement , l’insuffisance de l’étude socio-économique, le non-respect des conditions de délivrance d’une dérogation à l’interdiction de porter atteinte à des espèces protégées et le non-respect des réglementations sur l’eau, relatives aux zones humides et au défrichement.
Ces manifestations sont-elles le signe de l’échec de l’adhésion des citoyens au projet ? « Non, on est en permanence sur le territoire et on constate que les habitants sont en attente et curieux. Tout est transparent sur le site, avec tous les avis favorables », répond Pierre-Yves Biet qui rappelle que la Société du Canal a réalisé 1 700 rencontres publiques sur tout le territoire pour présenter le projet.

Un budget sous-évalué
Autre point de crispation : les milliards qui risquent de s’envoler autour du projet. Le Canal Seine-Nord, ce n’est pas seulement un immense canal, c’est aussi un immense chantier avec sept écluses, trois ponts-canaux, une méga-bassine pour renflouer le canal en cas de sécheresse, etc.. Le projet était dit de 5,1 milliards d’euros financés par l'État, des collectivités locales et des fonds européens (750 millions d’euros déjà alloués par l’UE). Un budget non réévalué depuis 2016, qui ne tient donc pas compte de l’inflation des matériaux et de la hausse des taux d’intérêts.
Sept ou huit milliards, voilà les spéculations actuelles sur le montant du budget (dixit le rapport d’enquête publique en vue de l’autorisation environnementale en 2024). A cela s’ajoute la création de quatre ports intérieurs co-financés par les communes et le rallongement des écluses du réseau Dunkerque-Escaut. Les opposants avancent un budget de 13 milliards d’euros et s’interrogent sur la capacité des collectivités à accroître leur soutien. La Société du Canal devrait présenter une actualisation du budget en 2026, qui pourrait être financé en partie par une taxe nationale à assiette locale. « L’Europe a par ailleurs envoyé un signal fort : le Canal est considéré comme l’un des cinq projets de transport prioritaires. En juin 2025, elle doublé son budget RTE-T qui a atteint 51,5 milliards d‘euros sur 2028-2034. » précise Pierre-Yves Biet, sans connaître pour autant le montant du fléchage éventuel des fonds vers le Canal.
Les 147 ponts ne seront en revanche pas réhaussés dans l’immédiat. Les péniches ne pourront donc transporter que deux étages de containers, « ce qui ne remettrait pas en péril la rentabilité du Canal » selon Pierre-Yves Biet « car les containers ne représenteront que 25 % du trafic ».

Faut-il un moratoire ?
Pour Yves Courtaux, « C’est une évidence et l’UTC n’est pas la première à demander un moratoire. ». Et d’évoquer depuis 2003, les nombreux rapports d’experts (Conseil Général des Ponts et Chaussés en 2003, la mission Massoni-Lidsky en 2013, la Cour des Comptes en 2016 …) qui demandent le report du projet, car non convaincus de sa pertinence. Yves Courtaux demande une contre-expertise, « qui pourrait éclairer tout le monde».
À l’inverse, pour Pierre-Yves Biet, « on est très étonnés par la prise de position de ces enseignants de l’UTC. Il n’y a aucun apport scientifique nouveau. Mais on n’en est plus là. Toutes ces études ont eu lieu, les décisions démocratiques ont été prises, aujourd’hui l’enjeu est de réaliser le projet. »
Dans l’attente de la présentation du nouveau budget du Canal Seine-Nord Europe et du résultat de l’audience du tribunal administratif d’Amiens qui pourraient faire rebondir le sujet, retrouvez le débat organisé par Raphaëlle Remande de La Voix du Nord et Anne Henry de RCF Hauts de France, avec Pierre-Yves Biet de la Société du Canal Seine-Nord Europe et Yves Courtaux, de l’association Protection du territoire Seine Escaut, dans l'émission Commune Planète Hauts de France, en podcast et sur You Tube.


Dédiée à l'écologie intégrale, l’émission Commune Planète vous fait découvrir des solutions qui respectent l'environnement et les plus fragiles. A travers des rencontres, des reportages et des décryptages, Commune Planète cherche à comprendre les enjeux du réchauffement climatique, de la perte de la biodiversité et tente de répondre aux questions qui fâchent avec lucidité et espérance.
Une fois par mois l'émission et co-produite et co-diffusée en partenariat avec La Voix du Nord.

