Une histoire de la perception du corps des femmes
Quel regard les hommes ont-ils porté au cours de l’histoire sur le corps des femmes ? Un historien s'est penché sur la question. Il a étudié la façon dont le corps féminin est perçu en Occident depuis le Moyen Âge. La lecture de son livre est éprouvante.
Marilyn Monroe ou Brigitte Bardot (sur la photo en 1958) sont "un éloge d’une féminité pour les hommes" (Photo ©Wikimedia commons)"Le corps des femmes – Mille ans de fantasmes et de violences", c’est le titre du livre que Stanis Perez a publié aux éditions Perrin (2024). Cet historien a beau être spécialiste de l’histoire de la médecine, et donc familier des témoignages ou des récits douloureux, il admet que ses derniers travaux de recherche ont été difficiles. La lecture de son ouvrage est d’ailleurs éprouvante. Stanis Perez retrace la longue et douloureuse épopée du corps féminin. Un corps à la fois exploité, convoité, craint. Du Moyen Âge à aujourd’hui, l’historien scrute la façon dont, en Occident, les hommes ont perçu le corps des femmes. Il dégage une constante : le complexe de Cléopâtre.
Le complexe de Cléopâtre
Objet de fantasme et d’aliénation, d’idéalisation et de répression : c’est ainsi que l’on peut définir la façon dont le corps féminin est perçu en Occident depuis le Moyen Âge. En témoignent les œuvres artistiques, des toiles les plus célèbres aux romans, mais aussi les rapports de police et la jurisprudence. Et c’est ce double mouvement à la fois de "réification" et de "destruction du corps" qui a inspiré à Stanis Perez l’idée du "complexe de Cléopâtre", comme il le définit. L'historien conceptualise ainsi la façon dont nombre de femmes ont été, au cours de l'histoire, "désirées, idéalisées, convoitées" et, de ce fait, en sont venues, "fatalement", à susciter "une haine des hommes" - une "haine qui leur est fatale".
"En écrivant ce livre, à la fois je fais œuvre d’historien, mais également d’observateur d’une évolution sociale qui conduit à l’actualité." Son livre est paru en août 2024, juste avant le procès des viols de Mazan. Est-ce à dire qu’en mille ans, nous n’avons pas su infléchir ce regard porté sur les femmes, fait de désir et de crainte ? "Ce qui est anthropologique ne peut pas changer, répond Stanis Perez. C’est triste à dire mais le désir restera le désir. Le complexe de Cléopâtre, ce balancement entre le désir et la violence, il existera toujours."
Ce constat sans appel et douloureux fait dire à l’historien qu’il "faut des garde-fous, il faut des valeurs. Il faut une éducation notamment pour les hommes. En terme de respect, d’honneur ou de déshonneur. Je ne pense pas que les arsenaux juridiques les décisions de justice suffisent, hélas !" Enseignant, directeur de l’axe Corps, santé et société à la Maison des sciences de l’Homme (MSH) Paris Nord, Stanis Perez observe parmi ses élèves aussi bien des "défenseurs de la théorie du genre" que "des jeunes femmes qui veulent porter la abaya… y compris dans l’espace public". Il entrevoit pour les années à venir une "confrontation communautaire" autour des modèles de féminité et de masculinité. Pour lui, seule la "mise en commun de valeurs" permettra de "rapprocher les populations" et de faire que l’on "cessera de souiller le corps des femmes".
Dès le Moyen Âge, le modèle de la poupée Barbie
Si l’on remonte au Moyen Âge, on trouve déjà cette image idéalisée du corps de la femme : fine, aux cheveux blonds, aux yeux fins, la peau claire, toujours jeune… dont la poupée Barbie n’est que le "prolongement", selon l’historien. Figure idéale à laquelle on oppose la femme laide, vieille et méchante, la sorcière. C’est-à-dire une femme qui "n’est plus du côté de la fécondité". Dans les sociétés traditionnelles occidentales, elle fait office de modèle alternatif qui permet "de se positionner entre le bien et le mal, entre le beau et le laid, entre ce qui est du côté de la vie et ce qui est du côté de la mort".
Il ne faut pas oublier que le modèle de femme qui s’impose dans l’Occident chrétien à partir des XIe, XIIe siècles, c’est la Vierge Marie. Présentée comme un modèle de douceur, de pureté, de beauté, elle est aussi une figure de femme qui souffre. La mater dolorosa ou la Vierge au sept douleurs - d’après les sept douleurs qu’elle a éprouvées dans les Évangiles - entretient l’idée d’un corps féminin "robuste, résistant, accessible à la douleur". Un modèle qui inspire la possibilité "d’apprivoiser cette souffrance et cette douleur en lui donnant une valeur spirituelle qui dans un monde pieux, d’avoir une direction dans leur vie".
Le corps des femmes a servi de cible et d’instrument lors des grandes crises politiques ayant secoué la France entre la Révolution et la Commune
La Révolution française, "une espèce d’acharnement contre le corps féminin"
"À un degré de violence jamais atteint auparavant, écrit Stanis Perez, le corps des femmes a servi de cible et d’instrument lors des grandes crises politiques ayant secoué la France entre la Révolution et la Commune." En lisant le Marquis de Sade, mais pas seulement, l'historien observe "une espèce d’acharnement contre le corps féminin qui à mon sens s’est prolongé au moment de la Révolution française".
L’usage de la pornographie politique est apparu avec les pamphlets contre Marie-Antoinette. On ne peut oublier le sort fait à la princesse de Lamballe qui a choqué l’Europe entière, l’exécution d’Olympe de Gouges, la fessée publique de Théroigne de Méricourt, qui finira à l’asile et deviendra un cas d’école pour l’étude de l’hystérie… La leçon donnée par les révolutionnaires ? "Il ne faut surtout pas que les femmes fassent de la politique !"
Pourquoi est-il si souvent dit d’une reine qui exerce son pouvoir qu’elle gouverne comme un roi ? Pour Stanis Perez "ces questions relèvent presque d’une anthropologie politique... Le pouvoir est masculin par essence… Les femmes ne peuvent participer au pouvoir politique que si les hommes leur concèdent une partie de leur autorité, de leur légitimité."
Le XIXe siècle et la banalisation de la violence faite aux femmes
La Révolution industrielle a "exacerbé" dans les milieux urbains les tensions au sein des couples. La société occidentale du XIXe siècle, avec ses journaux et autres romans feuilletons, se délecte des faits divers. On enregistre "une explosion de la description de violences au sein du couple comme on n’en avait jamais vu dans l’histoire", constate Stanis Perez. "Ce que l’on découvre des fois est sidérant, avec des femmes réduites à l’esclavage, des assassinats, etc." Et des juges qui donnent souvent raison aux hommes violents.
"Dans le code civil et la jurisprudence, décrit l'historien, à chaque fois on dit : Vous vous êtes mariée librement avec cet homme, vous avez consenti définitivement à ce qu’il ait tout empire en lien avec les fins du mariage à disposer de votre corps." Les exemples abondent qui illustrent "la collusion entre la justice et une forme absolument incontestable de patriarcat". Les dictionnaires de proverbes du milieu du XVIIe siècle que Stanis Perez a consultés, regorgent "de proverbes ou de formules qui tournent en dérision les femmes battues". Et cette banalisation de la violence faite aux femmes se retrouve dans toutes les catégories socio-professionnelles, précise l’historien.
Si c’est ainsi que le corps des femmes était traité en métropole, on devine ce qu’il en était dans les empires coloniaux, "ces espaces où on a l’impression qu’on peut faire librement ce qui est mal vu à la métropole". Stanis Perez confie : "Ce que j’ai trouvé n’est pas flatteur c’est le moins qu’on puisse dire… Au-delà de la prostitution, de l’érotisme, de certains abus, ces femmes coloniales n’ont pas été suffisamment protégées par les colons, par les Occidentaux, qui ou bien ont profité de la situation ou bien laissé en place des traditions qui, lorsqu’elles sont décrites, font froid dans le dos."
Marilyn Monroe, Brigitte Bardot : "un éloge d’une féminité pour les hommes"
Les couturiers des années vingt ont libéré les corps des femmes, en particulier de la bourgeoisie, en mettant fin au corset. La dictature du ventre plat et de la poitrine qui ressort, véritable fil rouge du regard masculin, n’a cependant pas cessé, bien au contraire. "Le corset a disparu mais je dirais qu’il a été intégré. Ce sont des corsets psychologiques qui sont apparus."
Le modèle américain de l’émancipation féminine qui s’impose dans les années cinquante "va dans le sens de l’érotisation, tout ceci pour le plaisir de ces messieurs", remarque l’historien. Marilyn Monroe ou Brigitte Bardot sont "un éloge d’une féminité pour les hommes", avec une "association de la célébrité, l’argent, la beauté, la jeunesse, la blondeur, le style américain. Mais, quelque part, est-ce que ça permet de résoudre les problèmes au quotidien des femmes ? Pas forcément !"
Aujourd’hui, il y a certes "des condamnations, des procès fleuves, des numéros d’appel pour les femmes battues". Mais Stanis Perez constate que "les statistiques explosent". Il faut selon lui éduquer, "expliquer qu’un homme et une femme sont différents, on n’a pas la même façon de penser le désir, le rapport aux corps". Avec naïveté, considère l'historien, on a cru "que la parité suffirait à régler tous les problèmes : le procès de Mazan il n’y a pas d’équivalent si on change les sexes…"


L’actualité s’enracine dans notre histoire. Chaque événement peut être relié au passé pour trouver des clés de compréhension. Relire l’histoire, c’est mieux connaître et comprendre le présent. Chaque semaine, Frédéric Mounier, auteur du blog Les Racines du présent, invite des historiens à croiser leurs regards sur un sujet contemporain pour mieux appréhender notre présent et envisager l’avenir.




