Se nourrir en humain : retrouver une éthique de l'alimentation
Que signifie bien manger ? Suffit-il de consommer des produits de saison, bio, en circuit court et de bannir les aliments ultratransformés ? Si l'on voulait dessiner une éthique de l'alimentation, sans doute faudrait-il renouer avec les notions de sobriété et de commensalité. C'est-à-dire l'idée - en un sens très chrétienne - de tisser des liens en partageant un repas assis autour d'une table.
"Je me suis aperçu que l’amour de la table est un amour lié à la religion chrétienne." ©UnsplashNitrites, perturbateurs endocriniens, polluants éternels... Est-il encore possible de bien manger aujourd’hui ? Vivons-nous réellement dans un environnement sanitaire empoisonné ? Ce que nous mangeons, ce que nous buvons est-il à la source de nos maladies chroniques ? Que signifie bien manger ? Si l’industrie agro-alimentaire a fait le pari de l’abondance, les religions ont toujours prôné une régulation pour ne pas dire une réelle sobriété. Avec une valorisation très forte, surtout dans le christianisme, de la notion de lien social étroitement liée à l’idée du repas partagé.
S’inquiéter de la qualité des aliments : depuis l’Antiquité
Vivons-nous dans un environnement alimentaire massivement nocif ? "Oui probablement", admet le Pr. Gilles Fumey. Le géographe, spécialiste de l’alimentation, qui vient de publier "Le petit déjeuner - Un repas inutile ?" (éd. D’en bas, 2025), rappelle que notre inquiétude vis-à-vis des aliments est très ancienne.
Déjà, "au temps de Platon on ne savait pas ce que l’on mangeait et on se plaignait de cela !" Si cette question est, comme il le dit "récurrente", c’est parce qu’elle est "fondamentale" et même assez saine. Ne sommes-nous pas prudents face à des champignons trouvés en forêt ? Il y a tout lieu de croire que les humains ont pu dès la préhistoire expérimenter la nocivité de certains aliments.
Une fois que l’on a dit cela, il faut tout de même reconnaître que notre époque est marquée par un rapport à la nourriture plutôt inédit dans l’histoire de l’humanité. "Une grande partie de nos maladies qu’on appelle de civilisations, explique Gilles Fumey, comme les maladies cardiovasculaires ou neurodégénératives, sont liées à l’alimentation."
À une époque où les normes se sont multipliées dans le secteur de l’agro-alimentaire, cela peut sembler "paradoxal", comme le note l’universitaire. Jusqu’à quel point sommes-nous protégés ? Dès lors que "l’industrie s’est emparée de notre alimentation", est apparue la nécessité pour le consommateur de lui faire confiance. Or, de découverte scientifique en scandale sanitaire, on met en évidence la présence de substances néfastes dans les produits transformés : les PFAS ou polluants éternels, le cadmium, le nitrite, les perturbateurs endocriniens…
Alimentation, le modèle "glouton"
Qui n’a pas éprouver un sentiment d’angoisse devant un mur de yaourts ou de céréales pour petit-déjeuner dans un hypermarché ? "Le mangeur est par définition inquiet devant un hyper choix, constate Anne Didier-Pétremant, fondatrice et directrice de l’association De mon assiette à notre planète. Cet hyper choix est source d’anxiété pour le mangeur." Or, comme elle le rappelle par ailleurs, "manger, c’est un acte intime". Un acte cependant influencé par la publicité.
Les aliments ultratransformés (AUT) ont permis en 2023 de réaliser un chiffre d’affaires de 1.900 milliards de dollars contre 1.300 milliards de dollars en 2009, selon une étude de la revue The Lancet publiée en novembre 2025. Selon cette étude, le budget consacré à la publicité par les industriels de l’agro-alimentaire en 2024 atteignait les 13,2 milliards de dollars, c’est-à-dire quatre fois le budget opérationnel de l’OMS consacré à la prévention.
La révolution industrielle au XIXe siècle permettant la circulation des biens d’une part, la maîtrise de la chaîne du froid d’autre part, tout cela a permis la conservation des aliments en tout temps, en tout lieu, si l’on voulait schématiser. "C’est ce modèle là que l’industrie a repris, décrit Gilles Fumey. L’être humain est quelqu’un qui a des besoins instinctifs notamment de manger et que l’on peut satisfaire par une offre massive."
Que serait une éthique de l’alimentation ?
N’a-t-on pas perdu le sens de l’alimentation ? Que serait une éthique de la nourriture ? Au cours du XXe siècle, nous sommes donc passés de l’ère du manque à l’ère de l’abondance, à une approche "glouton" de la nourriture, comme dit le géographe. En 530, la règle monastique de saint Benoît, vantait la sobriété "à une époque où existait la faim, où on ne savait pas forcément ce que l’on allait manger le lendemain", souligne Gilles Fumey. On comprend dès lors la pratique du Carême ou du Ramadan, qui permettent de "sanctifier ce manque et nous aider à lui donner du sens".
D’un autre côté, la pratique de passer à table se perd, observe Anne Didier-Pétremant. "Dans les familles des enfants d’une crèche, les trois quarts n’ont pas de table pour déjeuner." Les Français ont de moins en moins de salle-à-manger voire de table dans la cuisine. Dans un pays envié pour sa commensalité, le fait de partager un repas et d’entretenir des relations, on a "une table-basse qui sert à regarder les écrans".
"Je me suis aperçu que l’amour de la table est un amour lié à la religion chrétienne, explique Gilles Fumey. Nous nous mettons à table comme le prêtre se met à l’autel et nous invite à communier ensemble." Le géographe rappelle que le fait de partager un repas autour d’une table est "assez récent. Jusqu’au XVIIIe siècle, on mangeait un bol de soupe autour de la cheminée". La table autour de laquelle on mange vient des monastères. Or, "la table monastique, c’est quelque chose qui pour moi a sa source dans la table eucharistique." Le restaurant - invention française, précise le géographe - n’en est qu’une "version laïcisée" à la fin du XVIIIe siècle.
Si donc l’on voulait dessiner une éthique de l’alimentation inspirée du christianisme, on renouerait avec la sobriété et on partagerait un repas autour d’une table. Le modèle étant le repas eucharistique. "Le repas eucharistique, il est intéressant parce que d’abord il n’y a pas d’abondance, il y a quelque chose qui va transformer ce rapport à la nourriture qui est autour de la table. Il se passe surtout une rencontre. Au fond on mange moins les aliments que l’on mange la présence de l’autre. Ce qui donne du sens à ce que nous mangeons ce n’est pas au fond la nourriture physique, c’est la relation."


La bioéthique en podcast. PMA, GPA, tri embryonnaire mais aussi euthanasie, soins palliatifs... de ses tous débuts à son extrême fin, la vie ne cesse d’être interrogée. Une émission qui décrypte toutes les questions éthiques que posent les avancées de la science et de la loi.
Un podcast en partenariat avec les Facultés Loyola Paris.




