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Riccardo Olivieri - Un poète majeur en mode mineur

Riccardo Olivieri - Un poète majeur en mode mineur

Un article rédigé par Julien Bal - 1RCF Belgique, le 19 août 2025 - Modifié le 22 août 2025

Riccardo Olivieri est un poète italien né à Sanremo en 1969. Son œuvre, d'un humanisme exigeant, aborde des thèmes aussi divers que les nouvelles technologies, le consumérisme, les conflits mondiaux ou la filiation au sens large. Olivieri sait aussi décrire l’éclat surprenant des petites choses du monde, les ambiances fugaces de la ville où il vit, Turin et celles de sa région d’adoption, la Catalogne. Riccardo Olivieri entretient par ailleurs un lien particulier avec la Belgique puisque c’est dans ce pays qu’il a composé ses premiers poèmes. 

Riccardo Olivieri / DRRiccardo Olivieri / DR

Un poète majeur

Riccardo Olivieri a publié cinq recueils de poèmes en vingt-cinq ans. Il est probablement le poète italien contemporain le plus en vue, récompensé récemment par les prix de poésie les plus significatifs. 

Le thème de la relation père-fils revient régulièrement dans son œuvre. C’est le thème du premier poème que voici :

 

                                Instructions

Pour Alberto qui grandit, qui éclot

 

Dans chacun des tes gestes

Comporte-toi comme une douce république.

C’est dans le sourire

          que se trouve le roc le plus stable, n’aie pas peur.

Lors du voyage que tu feras seuls importent les saluts,

À chaque coin de rue, chaque café

                           les poignées de mains tu verras, et

Les yeux – surtout les yeux – te

                            serviront de guide.

J’ai déjà choisi un endroit pour moi

                            Que je ne peux pas dire,

D’où je saurai toujours te voir. Mais va maintenant, fais

Révolution – de ta douce république.

 

*

 

Comme en réponse, dans cet autre poème, il est question d’une autre filiation, avec la nature, et avec un Dieu qui « s’il existe » nous regarde certainement avec un doute ou deux :

À Giuseppe Conte, à ce que ses poèmes m’ont appris, à son invincible foi en la vie et à Franco Fortini dont le magnifique poème « Allora comincerò » a influencé le final de celui-ci.

 

J’aime les abeilles et les fourmis

comme des filles et des mères,

qui nous montrent depuis des millénaires comment être au Monde

accrochées à la terre ou suspendues dans les airs. J’Aime

ces marcheuses fidèles ces lignes tracées sur la page de Dieu

qui s’il existe est fier d’elles – et plein de doutes à notre égard, j’Aime

le bourdonnement d’une forme ailée qui me salue d’alentours

                                                                                                                ici

dans la campagne inexplicablement heureuse

                                                                               juste au seuil des Alpes. J’Aime

cette foi invincible, ne faire qu’Un

                                        que nous n’avons jamais

apprise, j’Aime

les pêches et chaque fruit fleur violette qui en est marqué,

et ce bourdonnement et cette petite avancée sans défense

elles me disent courage, regarde-nous, lève la tête,

                                                                                          Sors.

 

*

 

Luxembourg – Knokke – Turin

À l’âge de vingt ans, alors qu’il travaillait pour une entreprise italienne internationalisée dont le siège est à Luxembourg, il lisait de la poésie, éperdument. Genre littéraire découvert deux ans plus tôt, au hasard du débarrassage de la maison d’un oncle défunt, il s’est nourri en quelques mois des plus grands poètes italiens du XXe siècle. 

Travaillant au Luxembourg, se sentant intérieurement asséché par le cadre monotone de son travail, il se rendait à la mer la plus proche dès qu’il avait un peu de temps libre ; à la Mer du Nord et Knokke en l’occurrence. C’est là, sur la côte belge, dans cette ambiance particulière du début des années 1990, que le lecteur qu'il était a ressenti le besoin d'écrire lui aussi. Le titre de son premier recueil (republié récemment) témoigne de cela : Diario di KnokkeLe Carnet de Knokke

Olivieri est donc un poète éminemment italien, mais il est aussi un peu belge puisque c'est en Belgique qu'il a composé ses premiers poèmes. Il est par ailleurs parfaitement bilingue en français.

La note Bobin

Une poignée de poèmes de Riccardo Olivieri a été traduite récemment, en anglais et en espagnol, en ligne ou en revue. C’est la première fois que ce poète majeur est traduit en français. Pour appréhender son rythme contenu, sa sensibilité à l’éclat éblouissant, il existe un poète français qui peut aider à trouver les mots et la précaution qu’il faut pour traduire Olivieri. Cet auteur, c’est Christian Bobin.

Christian Bobin (1951-2022) a longuement et magnifiquement écrit, lui aussi, sur l’éclat du très peu, sur la joie silencieuse et bouleversante, parfois douloureuse et étonnée, d’être au monde : « Parfum entêté, parfum de violettes et de cendre, âpre saveur d’éternité dedans ma bouche où l’air ne passe plus que par vagues, que par flammes » (Bobin, Le baiser de marbre noir). En parallèle, Olivieri écrit : « Quand mon propre mannequin prononce un mot, c’est un mot à moi / pas à lui. J’habite en lui sans bien savoir si je suis lui » (Olivieri, Mon propre mannequin).

La marque du temps sur les visages et les gestes

Bobin comme Olivieri ont écrit sur la l'enfermement et la déchéance physique de leurs pères respectifs : « et – pour te parler – / Attendre que s’allume / l’écran de ton œil opaque / qui revoit, me revoit / par moments » (Olivieri, Gran Paradiso). « J’apporte des fleurs à mon père. Je les mets dans un vase sur sa table de nuit. J’ignore s’il les regarde après mon départ. Sans doute a-t-il oublié qui les lui a données et leur accorde-t-il le même regard incrédule et fatigué qu’à tout le reste dans cette chambre » (Bobin, La présence pure).

Le temps qui traverse la chair, qui l’éprouve au fil des jours, est l’un des nombreux motifs qui tissent une discrète fraternité entre ces deux poètes qui ne se sont jamais connus : « La clé me perce le nombril quand je m’assois et je vois les ors de toute une vie » (Olivieri, Gran Paradiso). « La clef des heures, elle tourne dans mes chairs, dans le tiède et le rouge. Elle grince dans mon crâne, jusqu’à se casser et se rompre » (Bobin, Le baiser de marbre noir).

Au nom des pères

En ces temps de mise à distance souvent salutaire du patriarcat vénéneux, nous traversons aussi, par effet de ressac, une période de réaffirmation brutale du virilisme. Là-entre, Olivieri échappe à cette opposition clanique dont on ne sort qu’à grand peine. Il pose régulièrement, dans son œuvre protéiforme, une douce lumière sur ces pères qui, dans leurs pénombres à eux, sont des oubliés. Pas des patriarches, mais des déclassés aimés silencieusement par leurs fils et leurs filles ; ces vieux corps d’hommes dont le marché du travail ne veut plus, ces veufs qui s’attardent dans des magasins discount, ces corps voutés qui mettent des bouteilles d’eau au frigo, ces pères bornés qui perdent un peu la tête et qui plus tard, malgré la mort, reviennent rendre visite aux vivants.

Voici deux de ces poèmes poignants, en version originale suivie de leur traduction (pour bien faire, il faudrait traduire tous ces miraculeux poèmes de filiation, une vingtaine dans toute l’œuvre d’Olivieri ; des poèmes rares, essentiels, magiques et âpres. Ce sera pour une autre fois) :

 

                              Gran Paradiso

 

Ma tu chi? Mio padre che non mangia

Nel maglione di trecce bianco,

le signore azzurre e bianche a imboccarti,

                                              anche loro ho guardato,

 

Tu stracciato sfigurato dal taglio

Che t’hai lasciato entrare

                                       per paura

da anni,

 

e – per parlarti –

aspettarti accenderti

                       nel tuo schermo d’occhi opaco

che rivede, mi rivede

                                  a tratti

                  – mi chiede

                      

La residenza per anziani dove mio padre ha passato i suoi ultimi tre anni di vita era poco dopo il cartello d’inizio del territorio del Parco del Gran Paradiso.

 

*

 

                              Gran Paradiso

 

Mais qui toi ? Mon père qui ne mange pas

Avec ton pull blanc torsadé,

les dames en bleu et blanc qui te donnent la becquée,

elles aussi je les ai regardées,

 

Et toi accablé défiguré par la blessure

Que tu as laissé grandir

                                        de peur,

depuis des années,

 

et – pour te parler –

Attendre que s’allume

                             l’écran de ton oeil opaque

qui revoit, me revoit

                              par moments

                   – me demande

 

La maison de retraite où mon père a passé les trois dernières années de sa vie était située juste après le panneau d’entrée du parc Grand Paradis, Gran Paradiso.

 

*

 

io non so chi di voi si ricorda mio padre

Io sono mio padre,
che passa certe giornate all’EuroSpin,
piene d’acqua dal cielo
perché è dicembre inoltrato a Torino,
neve non ne arriva ancora ma si sente
il suo lungo auspicio che farà l’aria nuova
mentre lui, mio padre (io) è lì tra i neon
che non chiudono
gli stranieri gli italiani con il suv che non
spendono,
noi tutti impauperiti nel gelo,
ma lui s’accende con il caffè dei cinquanta cents
all’angolo più solo, dopo le casse,
dove la gente non passa (con la mente è già a casa,
nel suv)
e insiste, scherza fa il gadano sdentato con tutte le
cassiere che
lo aiutano, nella parola nello sguardo pietoso
di giovani madri.
E io (lui) vado in questa direzione,
stasera occupo il suo posto all’angolo,
proverò a dire qualcosa alle donne dalla macchinetta
spenta
coi cents tra le mani. Non saprò mai essere lui.

 

*

 

Je ne sais pas si vous vous souvenez de mon père
 

Je suis mon père,
qui passe certaines journées à l’EuroSpin,
pleines d’eau du ciel
parce qu’on est en plein décembre à Turin,
pas encore de neige mais on la sent venir
sa prémonition lointaine qui renouvellera l’air
tandis que lui, mon père (moi) se tient sous les néons
qu’ils n’éteignent pas
les étrangers les italiens avec leur SUV qui économisent,
nous tous appauvris et transis,
mais lui se réchauffe avec un café à cinquante cents
dans le coin le plus reculé, après les caisses,
Là où les gens ne s'attardent pas (leur esprit est déjà chez eux, dans leur SUV)
et il insiste, blague fait l’imbécile édenté avec les caissières qui
l’aident, leurs mots leur regard compatissantde jeunes mères.
Et moi (lui) je vais dans cette direction,
ce soir j’occupe sa place dans le coin,
j’essaierai de dire quelque chose aux dames, de la machine éteinte
avec mes cents dans les mains. Jamais je ne saurai être lui.

 

*

 

Les poèmes de Riccardo Olivieri sont publiés pour la plupart chez Passigli Editore. RCF et Julien Bal (journaliste/traducteur) remercient chaleureusement cet éditeur florentin pour avoir autorisé la publication en ligne de ces quatre poèmes traduits en français, ainsi que des six courts poèmes dans la galerie défilante ci-après.

 

Julien Bal

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