Qui a construit le canal de Panama ?
"Nous l’avons construit, nous l’avons payé, il est à nous et nous le garderons", avait déclaré Roland Reagan en 1978 au sujet du canal de Panama. Des propos auxquels font écho ceux de Donald Trump. Mais qui a construit le canal ? Que l'on évoque les premiers ingénieurs français ou le génie militaire américain, le couloir fluvial qui relie le Pacifique à l'Atlantique n'aurait jamais vu le jour sans les dizaines de milliers d'ouvriers caribéens. Ceux dont les descendants forment la population panaméenne d'aujourd'hui.
Le canal de Panama fait l’objet d’une immense fierté chez les Panaméens. "Ils l’ont tellement élargi, tellement amélioré qu’on peut parler d’un deuxième canal." ©UnsplashLe canal de Panama cristallise toutes les tensions de la mondialisation. Ce nom qui résonne puissamment dans l’histoire de la navigation et du commerce mondial est synonyme d’intérêts financiers "colossaux". Ses 80 kilomètres relient depuis 1914 le Pacifique et l'Atlantique. Sans lui, il faut un mois pour passer d'un océan à l'autre, via le cap Horn. Mais l'isthme d’Amérique centrale attise les appétits mondiaux depuis l’époque de Christophe Colomb. Au point d’en faire un territoire maudit ?
Le canal de Panama, c'est aussi des milliers de morts parmi ceux qui l’on construit, d’innombrables traumatismes laissés par l’apartheid étatsunien et de retentissants scandales financiers... Jusqu'aux prétentions de Donald Trump de type "néo coloniales", comme les qualifie Jean-Yves Mollier. Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris Saclay / Versailles Saint-Quentin, il est l'auteur d’un ouvrage passionnant, "Panama - Un canal pour mémoire" (éd. Flammarion, 2025).
Le canal de Panama et le "néo-colonialisme" de Donald Trump
"La promesse du Panama n’a pas été tenue. Les navires américains sont surtaxés", a déclaré le président américain lors de son discours d’investiture du 20 janvier 2025. "C’est la Chine qui exploite le canal, a-t-il dit. Nous l’avons donné au Panama, pas à la Chine et nous allons le reprendre." Ses propos rappellent ceux de Ronald Reagan en 1978 : "Nous l’avons construit, nous l’avons payé, il est à nous et nous le garderons." Le président Reagan qui s’est fait élire notamment, précise Jean-Yves Mollier, "sur un programme où il y avait le reproche adressé à l’administration démocrate précédente d’avoir en quelque sorte bradé les intérêts des États-Unis au Panama".
En ce qui concerne l'avenir du Panama, l’historien a du mal à se montrer optimiste. "Il est assez sombre dans la mesure où Donald Trump a exprimé à haute voix ce qui est probablement l’expression de la demande des intérêts financiers de son pays. Je ne crois pas à une réoccupation militaire sous la forme d’un coup d’État... On est en train d’assister à une sorte d’opération douce." Selon Jean-Yves Mollier, Trump "voudrait obtenir, au moins pour ses bateaux de guerre, que les taxes soient adoucies pour ne pas dire réduites à néant. On voit bien qu’il y a quand même - allez je vais lâcher le mot - un véritable néo-colonialisme avec Donald Trump."
Le canal de Panama fait en tout cas l’objet d’une immense fierté chez les Panaméens. Ils avaient célébré en grande pompe son inauguration en 2016. "Ils l’ont tellement élargi, tellement amélioré qu’on peut parler d’un deuxième canal." Pour l’historien, "ils ont raison d’en être fiers !" Or, le président du Panama a beau avoir répondu à Donald Trump, dans un communiqué : "Le canal appartient au Panama et il restera panaméen", José Raúl Mulino a "incontestablement" plié devant les Américains, estime Jean-Yves Mollier. "On commence à voir réapparaître des GIs sur la zone du canal."
"Le plus grand scandale politico-financier de l’histoire de France"
Au Panama, "le souvenir des Français est meilleur que celui des Américains", observe l’historien. Les Français ont été les premiers à creuser l’isthme, entre 1880 et 1904. En témoigne la statue de Ferdinand de Lesseps, non loin du canal. Dans l’histoire de France, Panama évoque surtout "le plus grand scandale politico-financier", qui a coûté l’équivalent de "7 à 8 milliards d’euros", estime l'historien. Et causé la ruine de quelque 400.000 épargnants.
Le coût humain sur place a été considérable : la fièvre jaune, la dysenterie ou la malaria ont eu raison en particulier des ingénieurs, travailleurs et contremaîtres venus d’Europe. Le tout sur fond de complotisme teinté d’antisémitisme - à l'égard des banquiers juifs - et d’antigermanisme, après la défaite de 1870, dans une France qui ne vivait que pour la revanche.
En 1904, lorsque les entreprises américaines ont pris le relais des entreprises françaises, l’État du Panama appartenait à la Colombie. C’est un ingénieur français favorable aux intérêts américains, Philippe Bunau-Varilla, qui a provoqué le coup d’État permettant à "de prétendus patriotes de réclamer l’indépendance de leur pays", résume Jean-Yves Mollier. Et "d’offrir immédiatement aux États-Unis un traité qui leur permettrait non seulement de construire le canal mais de s’y installer à perpétuité".
Le canal de Panama, véritable creuset d'une conscience nationale
Les ingénieurs du génie militaire américain ont certes réalisé entre 1904 et 1914 un "exploit technologique considérable". Les ouvriers ont cependant subi un apartheid très strict. Les dizaines de milliers de Caribéens, venus principalement de la Jamaïque, de la Martinique ou de la Barbade recevaient des salaires inférieurs à ceux des Blancs. Et vivaient dans "une misère indescriptible". Aujourd’hui des musées honorent dans plusieurs îles la mémoire de ces hommes, femmes et enfants, qui ont œuvré à la construction du canal.
Depuis le 31 décembre 1999, la République actuelle du Panama "est bel et bien juridiquement, d’un point de vue international, propriétaire de l’ensemble du pays, y compris de la zone du canal", rappelle l'historien. Le désengagement progressif des États-Unis a commencé en 1977 par un traité signé entre le président Carter et Omar Torrijos. Ce dernier, qui a dirigé le pays de 1968 à 1981 est "vraisemblablement mort assassiné par ceux qui ne lui pardonnaient pas d’avoir mis fin à la tutelle nord-américaine".
Au Panama, on a déjà vu plus d'une fois brûler des drapeaux américains. Le souvenir du "racisme omniprésent légal et réglementaire" de l’apartheid est resté. La fierté des Panaméens d’être les descendants de ceux qui ont construit le canal est d'autant plus forte. Il y a là le véritable creuset d'une conscience nationale. "Les Panaméens d’aujourd’hui, ce sont les héritiers de ces 66 nationalités qui sont venues construire le canal. Leur enfants leurs petits-enfants, c’est eux qui aujourd’hui sont les Panaméens."
Cette sensibilité est selon l’historien "le capital le plus précieux pour le Panama, quelle que soit l’action de ses hommes politiques plus ou moins corrompus". Jean-Yves Mollier voit dans cette "sensibilité des Panaméens" des raisons d’espérer. "Ils n’accepteront pas longtemps au fond une nouvelle guerre froide dont la conséquence serait la mainmise sur leurs intérêts."


L’actualité s’enracine dans notre histoire. Chaque événement peut être relié au passé pour trouver des clés de compréhension. Relire l’histoire, c’est mieux connaître et comprendre le présent. Chaque semaine, Frédéric Mounier, auteur du blog Les Racines du présent, invite des historiens à croiser leurs regards sur un sujet contemporain pour mieux appréhender notre présent et envisager l’avenir.




