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Qu'est-ce qui nous rend humains ?

Qu'est-ce qui nous rend humains ?

Un article rédigé par Sarah Brunel, avec OR - RCF, le 28 octobre 2025 - Modifié le 3 novembre 2025
DialogueQu'est-ce qui nous fait humains ?

Pourquoi l'humanité a tenté tant de fois de déshumaniser une partie de ses semblables ? Comme si, déshumaniser l'autre, le reléguer au rang de l'animal, c'était affirmer sa propre humanité... Qu'est-ce donc qui nous rend réellement humain ? Le philosophe Martin Steffens nous propose une réflexion sur l'Homme et la façon dont il est appelé à vivre parmi ses semblables, à la suite de saint François d'Assise.

Exposition "Face à Face", consacrée à l’œuvre de François-Xavier de Boissoudy au musée de Fourvière (Lyon) en 2024 @DRExposition "Face à Face", consacrée à l’œuvre de François-Xavier de Boissoudy au musée de Fourvière (Lyon) en 2024 @DR

Pourquoi tant de fois dans son histoire, l’Homme a-t-il refusé à une partie de ses semblables cette humanité dont il se réclamait ? Pourquoi cette tentation de déshumaniser l’autre va-t-elle si souvent de pair avec la volonté d’affirmer sa propre humanité ? Cette réflexion sur l'humain et l'inhumain traverse les écrits de Martin Steffens, philosophe, enseignant en classes préparatoires à Strasbourg et chroniqueur pour La Croix ou La Vie. Avec "Ce qui nous fait humains - Une métaphysique des marges" (éd. Desclée de Brouwer, 2025), il déploie une pensée ample et personnelle. Sa lecture est parfois éprouvante en raison de son acuité. Mais elle est aussi vivifiante par sa générosité et son ouverture spirituelle, notamment à la pensée franciscaine.

"Ne te dérobe pas à ton semblable" (Is 58, 7), dit le prophète Isaïe. Mais qui est notre semblable ? Selon l’étymologie du mot - "sem" pour "même" et le suffixe qui exprime la possibilité - le semblable est "celui qui se présente à nous parce qu’il nous ressemble", explique le philosophe. "Il y a, dans l’injonction d’Isaïe, quelque chose qui est la grande question, considère Martin Steffens. À chaque fois que j’ai un semblable, j’ai la possibilité de lui refuser de faire unité avec moi."

Refuser à l’autre son humanité

Qu’est-ce qui est humain et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Les humains se définissent en général "en se distinguant des autres animaux", note Martin Steffens. Or, si c’est ainsi que l’Homme se définit, combien de fois lui arrive-t-il de "reléguer à l’animalité" une partie de ses semblables ? "On ne voit pas les tigres organiser l’extermination des tigres et se sentir d’autant plus tigres qu’ils l’auront fait !" remarque le philosophe.

Quand on parle d’humanité et de déshumanisation, c’est souvent à la Shoah que l’on se réfère. Si un certain nombre de dignitaires nazis ont en effet été déclarés coupables de crime contre l’humanité lors du procès de Nuremberg, c’est bien parce qu’ils "avaient déshumanisé d’autres êtres humains", comme le dit Martin Steffens. Mais qu’est-ce que déshumaniser ? Dans "Si c’est un homme" (1947), l’écrivain italien Primo Levi a rapporté la déshumanisation dont il a été témoin dans les camps. Si aujourd’hui on considère que les plus inhumains ont été les gardiens des camps, à l’époque ceux qui étaient vus comme inhumains, c’étaient les plus faibles parmi les déportés.

On les appelait les "Musulmans", d’après le mot yiddish "Muselmänner". Des déportés si affaiblis qu’ils étaient "vides", décrit Martin Steffens, "ni vivants ni morts", s’abaissant à se nourrir d’épluchures… Cette séparation insoutenable entre les déportés capables de résister et ceux qui n’en avaient plus la force a été étudiée par des philosophes comme Giorgio Agamben. La "vie nue" que celui-ci décrit, c’est l’objectif même visé par l’internement dans les camps de concentration. "Une vie nue, explique Martin Steffens, c’est une vie absolument privée de droits, parfaitement à découvert, où la surface de notre corps et de notre âme s’offre à la permission des coups de l’autre." Il cite le cas des Intouchables en Inde, des captifs de Guantanamo ou des déportés dans les camps de concentration.

 

Qui est l’inhumain ?

Qui donc a été l’inhumain dans les camps ? Survivant de la Shoah, Primo Lévi, a écrit qu’il avait "presque honte d’avoir eu honte du Musulman", rapporte Martin Steffens. Il ajoute que pour le résistant Robert Antelme, les Muselmann, ces hommes et ces femmes à la "vie nue", "étaient peut-être dans une vie fantomatique, automatique, mais en acceptant de manger les épluchures d’oignons tombées par terre ils résistaient encore…"

L’histoire nous interroge : pourquoi faut-il que, "à une partie d’entre nous, nous refusions l’humanité pour nous sentir du bon côté" ? Certes, "la question est terrible", admet Martin Steffens. Mais "il faudrait pouvoir à tout moment retourner à nous-mêmes cette question : actuellement est-ce que nous qui nous croyons plutôt humains, est-ce que nous ne faisons pas exactement la même chose ?"

À quel moment basculons-nous dans "la capture de la vie" ? C’est ainsi que Giorgio Agamben nomme le geste par lequel nous reléguons une partie de nos semblables à l’animalité. Une façon de désigner la vie digne de la vie indigne, résume Martin Steffens. Mais ce dernier propose d’aller "au-delà de la capture". "On en croise beaucoup des êtres humains qui peinent à se tenir debout… Mais quand on les croise, au fond, c’est peut-être quelque chose qui est une épreuve. Et le premier mouvement, c’est de dire : Je ne serai pas celui-là ou celle-là. Mais le deuxième mouvement, c’est de se dire aussi : C’est aussi la vie qui vient à moi, c’est aussi le visage de ce que produit actuellement ma communauté, ma société. Ce prochain, c’est toujours une question."

 

Contre le geste discriminant, à l’écoute de la spiritualité franciscaine

"Le courant franciscain, écrit Martin Steffens dans "Ce qui nous fait humains", sera la forme de vie qui nous intéressera ici." Il emprunte un concept de François d’Assise qu’a approfondi le philosophe Giorgio Agamben. "La forme de vie, explique-t-il, c’est précisément le pouvoir que nous avons de décider contre la capture de la vie, c’est-à-dire de faire trembler cette frontière où nous maintenons en dehors de l’humanité une partie de nos semblables."

La forme de vie, c’est "un choix radical de vie qui décide contre l’exclusion, contre le geste discriminant. C’est une forme d’existence qui va tenter de faire droit à l’aventure d’être humain avant le souci de s’économiser, de se conserver, de se thésauriser dans la peur de perdre." On touche là au cœur du message de l’Évangile, où il est dit à six reprises : "Qui veut conserver sa vie la perd."

D’une certaine façon, les stigmates que le saint d’Assise a reçus, ce ne sont pas seulement les signes mystérieux de la communion aux souffrance du Christ. Dans son livre "De la très haute pauvreté" (2011), Agamben montre que se sont aussi, visibles sur son corps, "les morsures de souris, la lèpre contractée en Égypte", décrit Martin Steffens. Autant de signes qui résument "toute une vie passée à ne pas chercher à conserver cette vie". Ils sont "l’image d’une chair qui va au-devant du monde et qui risque d’en recevoir quelques-uns de ses coups".

C'est ce que nous enseigne l’apôtre Paul sur la kénose du Christ, c’est-à-dire l’idée que Jésus "ne garde pas jalousement son statut de divinité mais qu’il se fait homme, et homme tombé parmi les hommes et même condamné à mort, etc." Le philosophe y voit "un enjeu décisif pour notre temps". Là où "l’humanisme lumineux de la Renaissance" se figurait un "Homme debout, l’homme de Vitruve parfait qui tient dans un cercle et dans un carré", nous sommes invités selon le philosophe, à penser un nouveau type d’humanisme. Et si ce qui nous rendait humain, c'était d'être pleinement présent au monde ? 

 

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Cet article est basé sur un épisode de l'émission :
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