Que reste-t-il des hérésies chrétiennes ?
L'Église catholique a cessé de déclarer hérétiques les théories qu'elle jugeait déviantes. Une page s'est tournée il y a soixante ans avec Vatican II, puisque le concile ne s'est pas terminé par des anathèmes ou des formules de condamnation. Mais que reste-t-il de ces centaines de thèses rejetées ? Faut-il les oublier ? Pas si vite, répond le philosophe catholique Denis Moreau. Qu'elles soient encore vivaces dans le catholicisme ou présentes dans la société sous une forme sécularisée, elles offrent une grille de lecture de notre système de pensée.
"D’une certaine façon, c’est plus simple, l’hérésie. C’est aussi pourquoi l’hérésie est toujours tentante, c’est que c’est une façon de simplifier les choses", selon Denis Moreau, philosophe catholique. ©Jean-Matthieu Gautier / Hans LucasPélagianisme, arianisme, adoptianisme, marcionisme, novationisme, gnosticisme, millénarisme, quiétisme… Parce qu’elles charrient un imaginaire puissant, souvent lié à l’Inquisition ou au passé trouble de l’Église catholique, les hérésies continuent de fasciner. Mais si on s’intéresse en profondeur à ces thèses que la religion chrétienne a condamnées, la perspective est toute autre. Le philosophe catholique Denis Moreau, qui s’y est intéressé de près, considère que l’étude des hérésies l’a fait réfléchir sur sa foi chrétienne. "Les hérésies, ce sont d’excellents aliments pour venir nourrir la réflexion d’un chrétien." Il publie "Tous hérétiques ? Sur l'actualité de quelques débats chrétiens" (éd. Seuil, 2025). Il montre comment certaines hérésies continuent de circuler dans le catholicisme, et d’autres dans la société, en version sécularisée.
Qu’est-ce qu’une hérésie ?
Du grec hairesis, qui veut dire "choix", l’hérésie n’a pas toujours eu une connotation péjorative. Au sens strict, il s’agit d’une préférence intellectuelle ou d’une école de pensée. C’est seulement avec les auteurs chrétiens que le mot est devenu connotation péjorative. Cependant, une hérésie n’est pas une erreur, précise bien Denis Moreau. "C’est une interprétation proposée d’une thèse chrétienne, qui, à un moment donné, a prétendu être une interprétation correcte d’un point de doctrine chrétienne, qui a été mise en minorité souvent lors d’un concile."
Une hérésie comporte toujours quelque chose de séduisant. Déjà parce qu’elle est souvent plus simple à comprendre que le dogme. "D’une certaine façon, c’est plus simple, l’hérésie. C’est aussi pourquoi l’hérésie est toujours tentante, c’est que c’est une façon de simplifier les choses." Par exemple, il est plus facile de concevoir rationnellement les thèses de l’arianisme ou de l’adoptianisme, sur la nature humaine de Jésus. Ou bien celles du docétisme ou du monophysisme qui privilégient sa divinité. Par contre, le principe de la consubstantialité, selon lequel Jésus est à la fois vrai Dieu et vrai homme, se conclut par l’idée de mystère, qui échappe à la raison.
Reste qu’une hérésie est toujours une pensée complexe. Comme le dit Denis Moreau, "pour formuler une hérésie, il faut être intelligent !" Et si une hérésie a quelque chose de séduisant, c’est aussi parce qu’elle comporte toujours une petite part de vérité. Saint Augustin disait que dans une hérésie, il y a toujours un petit bout de vérité.
Les hérésies ont-elles disparu avec Vatican II ?
La dernière hérésie, c’est le modernisme, condamné en 1907 par le pape Pie X, comme le "rendez-vous de toutes les hérésies", rapporte Denis Moreau. "L’Église est sortie de ce discours de condamnation. Vatican II est le premier grand concile qui ne se termine pas par des anathèmes, des formules de condamnation, ce qui est évidemment très signifiant… Aux anathèmes des fins de concile je préfère l’image des tables du synode où les gens discutent, ça me paraît humainement plus intéressant !"
S’il n’y a plus d’hérésie aujourd’hui, faut-il les ranger dans les oubliettes de l’Histoire ? Denis Moreau considère qu’elles sont toujours utiles "pour comprendre ce que nous sommes et comment nous pensons". On pourra, si on est catholique, tenter de s’en prémunir et mieux comprendre les données de la foi que l’on professe. "Mais on peut très bien aussi choisir de les réassumer comme des propositions intellectuelles acceptables."
Ça n’est pas parce qu’une idée a été jugée hérétique il y a très longtemps qu’elle ne circule plus dans le monde d’aujourd’hui. Denis Moreau a pu constater que certaines de ces thèses condamnées par l’Église circulent toujours dans le monde catholique mais aussi, "sous des formes sécularisées, en dehors de l’Église". D’ailleurs, si une pensée a été tentante il y a plusieurs siècles, il y a tout lieu de supposer qu’elle peut encore séduire aujourd’hui.
Sur l'interdit : ce qui reste du marcionisme
L’Église a beau avoir condamné certaines thèses, celles-ci ont pu malgré tout être défendues par des personnalités de premier plan. En témoignent les propos "épouvantables", comme les qualifie Denis Moreau, de Bossuet sur le peuple juif. Propos qui se situent dans l’héritage du marcionisme. Cette hérésie déclarée comme telle dès le IIe siècle, qui voulait effacer toute trace du judaïsme de la religion chrétienne, et supprimer l'Ancien Testament du corpus chrétien.
"Marcion a perdu", comme le dit Denis Moreau, puisque "dans les bibles chrétiennes, l’Ancien Testament a été conservé. On a toujours plus ou moins pensé que le christianisme avait des racines juives mais on voit bien comment dans l’histoire de l’Église, cette tentation marcionite est restée vive." Le marcionisme a nourri la théorie de la substitution ou du remplacement, au fondement de l'antijudaïsme chrétien. Théorie selon laquelle la Première Alliance entre Dieu et le peuple juif a été remplacée par la Nouvelle, en Jésus.
Cette tentation d’évacuer la loi pour ne garder que l'amour existe toujours dans la société. On la retrouve selon le philosophe dans l’interprétation que l’on fait de l’adage de saint Augustin, "Aime et fais ce que tu veux". Pour Denis Moreau, le propos de saint Augustin est de dire que "si tu aimes d’un amour de charité, d’un amour extrêmement exigeant, alors tu peux considérer que tu es à peu près sûr de bien agir. Mais cela ne veut surtout pas dire : Du moment que tu aimes, quelle que soit la forme d’amour, alors tu peux faire ce que tu veux ! Ça, c’est une thèse catastrophique, moralement et psychologiquement." Freud a d’ailleurs montré "le caractère structurant de l’interdit", rappelle le philosophe.
Sur la question du pardon : ce qui reste du novationisme
Des hérésies, il y en a eu des centaines dans l’histoire, certaines peuvent nous sembler aujourd’hui pittoresques, et nous faire sourire. D’autres concernent des sujets sérieux, comme la question du pardon. Le novationisme, c’est l’idée que certaines fautes sont trop graves pour être pardonnées par Dieu.
Le débat a eu lieu quand s’est posée la question de réintégrer ou non dans l’Église ceux qui avaient renié leur foi face aux persécutions. Le camp novatien réunissait les intransigeants, pour lesquels il n’y avait pas de pardon possible. Face à cela, s’est développée avec saint Cyprien la doctrine chrétienne du pardon. "Il a été estimé, explique Denis Moreau, que toute faute, même très grave, pouvait être pardonnée par Dieu." L’écueil a parfois été de croire, au sein de l’Église et notamment en ce qui concerne les abus et agressions sexuelles, que cela suffisait de confesser un crime au confessionnal. "Le pardon au confessionnal et le jugement d’une faute au tribunal sont deux choses radicalement différentes", insiste Denis Moreau.
Reste que pour les croyants, l’idée d’un pardon toujours possible est "extraordinairement libératrice", admet le philosophe. Mais elle peut être très difficile à entendre. Le pardon peut sembler "psychologiquement impossible". Ce qui fait dire à Denis Moreau que "Novatien et les novationistes n’étaient pas si différents de nous. Ce qui les a travaillés nous travaille encore."


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