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Philosophie du Royaume de Dieu

Philosophie du Royaume de Dieu

Un article rédigé par Sarah Brunel, avec OR - RCF, le 8 octobre 2025 - Modifié le 12 octobre 2025
DialogueUn avant goût du ciel ? Une philosophie du Royaume de Dieu

Dire que le Royaume de Dieu est déjà là alors que nous vivons une époque de guerres et de crises, cela semble déconnecté du réel. Le Royaume, est-ce une belle idée pour la fin des temps ? Sœur Marie-Aimée Manchon, moniale, aborde la question en chrétienne et en philosophe. Elle propose une pensée rationnelle pour "espérer contre toute espérance".

"L'amour de l’ennemi dans le sens évangélique", c'est "un amour qui va permettre une nouvelle possibilité, un nouveau commencement, là où on pense que tout est fini." ©Amaury Cornu / Hans Lucas"L'amour de l’ennemi dans le sens évangélique", c'est "un amour qui va permettre une nouvelle possibilité, un nouveau commencement, là où on pense que tout est fini." ©Amaury Cornu / Hans Lucas

Avez-vous déjà eu un avant-goût du Ciel ? Connaissez-vous le Royaume de Dieu ? Peut-on en faire l’expérience dans ce monde ci ? Dans un temps de crise, de guerres, de souffrances humaines, un livre prend une résonnance particulière aujourd’hui. "L'Étoile de la Rédemption", que le philosophe Franz Rosenzweig (1886-1929), qui fut le maître d’Emmanuel Levinas, publia en 1921. Moniale des Fraternités monastiques de Jérusalem et philosophe, Sœur Marie-Aimée Manchon s’en est inspirée pour sa thèse. Chargée d’enseignement à la Faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris et au Collège des Bernardins, elle publie "Phénoménologie du Royaume - En suivant L'Étoile de la Rédemption de Franz Rosenzweig" (éd. Hermann, 2025). Un ouvrage qu’elle dédie à ses ancêtres qui ont connu la déportation.

À son grand-père en particulier, Jacques Couture, résistant qui a fait partie du "convoi des tatoués". Et alors même qu’il était à Auschwitz "dans la file pour la chambre à gaz, il a été transféré à Buchenwald", décrit sa petite-fille. Plus tard, il a réussi à s’enfuir des marches de la mort. "Et s’il n’était pas rentré, je n’existerais pas, confie-t-elle. Le jour où je m’en suis rendue compte, ça a été un choc pour moi !" L’histoire de ses ancêtres pendant la Seconde Guerre mondiale, des ancêtres chrétiens mais ayant "vécu une certaine persécution en voulant s’opposer au nazisme", incite la moniale à se sentir "extrêmement proche de la souffrance qu’a traversée le peuple juif".

Comment croire qu’autre chose est possible alors que tout indique que c’est la fin ? "C’est quoi finalement, espérer contre toute espérance ? questionne la moniale. C’est ça qui va être ma définition du Royaume. Et je voulais l’ancrer dans cette mémoire tragique et fraternelle aussi avec le peuple juif."

Peut-on avoir une pensée rationnelle du Royaume de Dieu ?

Le Royaume de Dieu : parle-t-on de quelque chose qui adviendra à la fin des temps ? Et si nous en avions un avant-goût ? Et s’il était déjà là ? C’est en philosophe que Marie-Aimée Manchon aborde la question du Royaume. Franz Rosenzweig n’était pas à proprement parler un phénoménologue, mais la moniale s’inspire de son œuvre pour penser le Royaume à l’appui de la phénoménologie, cette méthode de pensée qui part de l’observation des phénomènes. Pour elle, faire l’expérience du Royaume, "c’est vraiment une question d’abord existentielle, et c’est pour ça qu’elle devient philosophique". 

Franz Rosenzweig n’était pas non plus chrétien, même s’il a failli recevoir le baptême. "Nous sommes du même Royaume", a-t-il écrit à son ami Eugen Rosenstock-Huessy, protestant converti du judaïsme, qui a tenté de convertir Rosenzweig. Ce dernier gardera la religion chrétienne comme cet élément qui lui permet de rester en dialogue avec l’altérité.

Rosenzweig enfin, n’a pas connu le tragique de la destruction de son peuple puisqu’il est mort avant la Shoah. Mais il a vécu l’horreur des tranchées durant la Première Guerre mondiale. Il est précisément celui qui expérimente le Royaume de Dieu depuis l’horreur de la guerre, sans tomber dans l’abstraction ou la folie. 

 

La symbolique de l’étoile de David

"L'Étoile de la Rédemption", Franz Rosenzweig l’a écrit dans les tranchées, sur des cartes postales qu’il s’est envoyées à lui-même, rapporte la moniale. Il en a fait un important ouvrage à son retour de guerre. Il avait pris conscience que la philosophie hégélienne dont il était spécialiste ne l’aidait pas à vivre la tragédie qui se produisait sous ses yeux. Désireux d’intégrer la pensée juive à sa réflexion, Franz Rosenzweig s’est dit "qu’une vraie philosophie, ça ne peut pas être le monologue du concept mais ça doit être le dialogue, décrit Marie-Aimée Manchon. Il faut qu’il y ait une altérité. La révélation va jouer ce rôle d’altérité au sein de la pensée."

Cette étoile, c’est bien sûr celle de David, c’est-à-dire deux triangles superposés. Le premier relie les trois points que sont le monde, l’Homme et Dieu. L’autre triangle c’est ce qui vient donner du sens à ces trois relations : "Entre le monde et Dieu, il y a l’idée de la création ; entre l’Homme et le monde, l’idée de la rédemption ; et entre Dieu et l’Homme l’idée de la révélation, précise la mondiale. La question du royaume c’est le liant dans tout ça."

Ce schéma peut sembler abstrait, mais précisément Franz Rosenzweig est "un penseur qui a fui la rigueur et l’abstraction du système pour penser une philosophie qui s’ajuste au monde, précise la philosophe. Et qui part de cette réalité historique qui est celle de la guerre et de l’enfer des tranchées."

 

C’est parce que Dieu nous a parlé que nous pouvons nous-même nous parler les uns les autres et lui parler

 

Voir les signes du Royaume quand tout semble chaos

La question du Royaume de Dieu qui serait déjà-là alors même que le monde ici-bas ne semble que chaos est centrale. Mais c’est "dans les expériences limites que sont la mort et l’amour" qu’il est donné, selon Franz Rosenzweig, de faire cette expérience-là du Royaume. "Face à la mort, il dit qu’il sent que tout son être crie : Je ne veux pas mourir, je veux vivre. Et donc là, il y a une expérience qu’on est fait pour plus." Comme le disait Gabriel Marcel : « Aimer un être n'est-ce pas lui dire implicitement : "Toi tu ne mourras point " ? » Ce qui pour Marie-Aimée Manchon signifie : "On désire qu’une éternité s’immisce alors même que nous savons que nous sommes finis."

"Le dialogue en vérité, la liturgie chorale et l’amour du prochain" : ce sont pour Franz Rosenzweig les signes visibles du Royaume, d’après Marie-Aimée Manchon. Le dialogue, car la Parole divine, au cœur de la tradition juive, est la façon dont Dieu se révèle. "C’est ça la Révélation, dit la moniale, c’est ça, la Bible. C’est parce que Dieu nous a parlé que nous pouvons nous-même nous parler les uns les autres et lui parler." Pour comprendre la pensée de Franz Rosenzweig, il faut considérer le monde comme le lieu où tout est relation. Lui-même définit le Royaume comme "le monde habité d’âmes", c’est-à-dire ce lieu "où nous pouvons dialoguer d’âme à âme".

La liturgie chorale signe effectif du Royaume est aussi une idée forte de Franz Rosenzweig dont s’inspire Marie-Aimée Manchon. Au cœur de la guerre, alors qu’il se trouvait dans les Balkans, le philosophe voyait que dans les synagogues, on continuait à psalmodier. "Il fait une expérience d’éternité, dans le sens où il se sent pris dans un chant qui était là avant lui et qui sera là même s’il meurt à la guerre ou si d’autres sont morts. Ce chant continuera par le fait qu’il est porté par la liturgie." Et lorsque ce chant est choral, qu’il implique plusieurs voix singulières, "ensemble nous formons le nous-tous-liturgique", intégrant "tout homme et toute femme", même ceux qui ne sont pas là, qui ne sont plus là et les personnes à naître.

"L’idée d’un recommencement là où c’est la fin"

On le comprend, Franz Rosenzweig, c’est celui qui expérimente le Royaume de Dieu depuis l’horreur de la guerre, sans tomber dans l’abstraction. Marie-Aimée Manchon prolonge la pensée de Rosenzweig avec un regard chrétien et "cette question de l’amour de l’ennemi et de la possibilité du pardon". 

La question du Royaume est étroitement liée à celle de l’espérance - "espérer contre toute espérance", répète la moniale. Appliqué aux relations humaines, cela passe par le pardon. "Il n’y a pas de pardon sans parole, sans aveux, sans absolution... C’est l’apogée de l’amour du prochain, puisque ça va jusqu’à l’amour de l’ennemi dans le sens évangélique d’un amour qui va permettre une nouvelle possibilité, un nouveau commencement, là où on pense que tout est fini."

Le Royaume, finalement, c’est "l’idée d’un recommencement là où c’est la fin". "C’est vraiment l’idée de Franz Rosenzweig, précise Marie-Aimée Manchon, mais je l’ai reprise dans cette idée du pardon que j’ai nommée l’échappée belle. Comme une expérience d’un recommencement dans une fin et d’une vraie espérance contre toute espérance."

 

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Cet article est basé sur un épisode de l'émission :
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