Construit à partir d'intentions sophistiquées, Les ailes du désir s’impose immédiatement dans l’œuvre de Wim Wenders comme une pièce centrale à la richesse irrécusable. Ce film, au-delà de développer un onirisme tout à fait singulier, marque aussi le retour du cinéaste en sa terre natale après un exil transatlantique vécu comme une parenthèse. Tourné en une bichromie particulièrement signifiante, il ressemble à un poème mis en images au chevet de cette ville morcelée qu'est Berlin, devenue un palimpseste vivant grevé d'histoires et d’ombres.
C'est ainsi que Wenders cisèle avec maestria cette fable sur la solitude, intrinsèque à la chair, et met en scène avec brio le désir d’effleurer, ne fût-ce qu’un instant, l’expérience du tangible pour ses protagonistes séraphiques. Il se met alors à rêver avec eux, d’un cinéma total, symboliste et méta, qui possède pour unique liant la sacro-sainte poésie. Une critique de Jean-Marc Reichart.
L’histoire du film suit deux anges, Damiel et Cassiel, qui errent dans le Berlin des années 80. Invisibles, ils écoutent les pensées des gens qui témoignent en eux de leur solitude et de leurs espoirs. Mais Damiel, fasciné par l’expérience humaine, aspire de plus en plus à ressentir les émotions et les sensations terrestres. Son désir se concrétise vraiment lorsqu’il tombe amoureux de Marion, une trapéziste mélancolique qui passe son temps à ruminer son vague-à-l'âme au sein d'un cirque itinérant. Plus tard, Damiel rencontre Peter Falk (jouant son propre rôle), un acteur américain venu tourner un film dans la capitale allemande. Falk, qui a lui-même été un ange autrefois, devine sa présence et l’encourage à franchir le pas vers cette humanité qui l'attire tant. Et, suite à cet échange, l'ange décide finalement de renoncer à son statut d'immortel.
Dès qu’il devient humain, le film passe de noir et blanc à la couleur, symbolisant l'entrée dans le monde des sensations. Il découvre alors la douleur physique après une chute, le goût du café, la chaleur du soleil... Son premier acte de mortel est d’acheter un manteau et de se plonger dans la ville qu’il contemplait depuis des siècles. Enfin, il retrouve Marion dans un bar underground qui accepte immédiatement son amour. Le film se termine sur une note d’espoir et d’accomplissement, alors que son compagnon Cassiel continue d’errer seul, témoin silencieux du monde des humains.
Si l’on embrasse l’ensemble de la filmographie de Wim Wenders, force est de reconnaître qu’il s’érige en arpenteur des marges. Son œuvre s’ourle d’une poésie visuelle presque trop riche parfois, mais toujours tendue vers une métaphysique trouble, toujours tournée sur l’homme et sa vacuité enviable. Il y a, dans ses pellicules, une capillarité de l’âme, une irradiation d’humanité profonde qui fait fuir l'indifférence.
Dès lors, comme une substantifique moelle, Les ailes du désir voit l'ensemble des thèmes de Wenders ainsi que les rouages de son style, magnifiés. Le regard qu'il porte - celui d'un ange posé sur la chair du monde - n'est pas pétri d'envie mais, au contraire, d'un profond attachement. Celui de l’infini qui désire l’instant, las de voir sans toucher et d'entendre sans être entendu.
Et, plus encore, c’est une soif d’altérité — une soif qu’aucune ambroisie ne saurait étancher, hormis, peut-être, l’amertume bénie d’un café berlinois, la morsure d’un baiser humain, ou la promesse terrestre d'un parfum de pluie et de béton.
En dépit des efforts pour ranimer le souffle de la capitale allemande, c’est encore et toujours le Berlin des vaincus qui s’impose dans Les ailes du désir. Chaque avenue résonne du fracas des bombardements alliés et chaque mur ressemble à celui de la séparation. Fardé de honte et de douleur, l'aura du lieu s’obstine à imprégner le présent d’une obscurité tenace.
Aussi, totalement métamorphosée par la trajectoire des protagonistes du film, Berlin n’apparait plus comme un simple décor : la ville se transforme doucement en une architecture lyrique du témoignage. Sous l’œil sentimental de Wenders, Berlin s’anime et s’incarne comme un être vivant égaré dans ses propres souvenirs. Elle ne se fait plus cadre: elle devient peau et vertige. On devine ainsi, dans la grisaille poétique du quotidien filmée par la caméra flottante du réalisateur, la palpitation d’un cœur ancien terrassé par le poids de l'Histoire. On nous montre la bibliothèque aux colonnes majestueuses, la Potsdamer Platz, ainsi que le Reichstag en ruines... Autant de témoins monumentaux d’un peuple écartelé lors de périodes troubles. En 1987, le Mur persiste à scinder Berlin dans une géométrie douloureuse. Cette séparation, en symbole funeste d’un isolement devenu architecture, impose à tous sa loi de l'exil intérieur. Tout comme Damiel, d'ailleurs, qui chemine aux abords du Mur, frôlant ces lieux où l’Histoire se tait sous les cendres. Il voit, il entend, mais il ne peut toucher. De ce fait, son impuissance résonne directement avec celle des Berlinois, prisonniers de chaque côté et condamnés à une proximité sans étreinte. Ce Berlin, que Wenders peint d'abord en noirs et blancs diaphanes, reflète bien une symétrie de l’âme: celle d’un monde scindé, écartelé entre l’esprit et le corps, mais aussi entre le passé et le présent. Un lieu, à la fois béni et souillé, où le poids de l'Histoire se mêle à la soif inextinguible de rédemption.
Mais surtout, ce Berlin s’impose comme le creuset de tous les contrastes. Il devient cette scène improbable où Peter Falk partage la vedette avec un Nick Cave possédé. C’est aussi là, dans cette capitale transformée en limbes, que la poésie la plus affectée vient frôler les gouffres vertigineux d’un existentialisme noble.
Et c’est spécialement dans la rencontre presque fortuite entre cet espace meurtri et ces hautes intentions que le film parvient à imposer son idée maîtresse. Celle dans laquelle les petits riens de la Vie, ces détails infimes qui font pourtant tout, triomphent des fastes, trop impassibles, de l’Éternité.
Enfin, ce qui confère particulièrement au film son éblouissante rareté c’est, sans nul doute, cette inversion chromatique à la portée optimiste évidente mais significative. Car là où, dans une imagerie commune, on eût attendu que la morne existence des hommes s’enrobe du noir et blanc, voilà que Wenders renverse l’ordre établi. Lors de la transmutation de Damiel, il fait rayonner l’humanité d’une polychromie sensuelle tandis que le monde des anges, lui, demeure toujours prisonnier de cette bichromie aux tons ternes. Dans ce revirement, c’est l’invisible qui se drape de l’absence de couleurs alors que le réel, lui, se pare de vives nuances, prodiguant alors un éloge manifeste de la Vie.
En cela, le chrétien œcuménique Wim Wenders semble cristalliser le mystère de l’Incarnation en y injectant des fortifiants philosophiques aux saveurs stoïciennes et aux fumets phénoménologiques. Le film s'assimile, en conséquence, à un cérémonial mélancolique où l’abstraction permute vers la sensualité du tangible. Un cheminement azuré dans lequel Damiel, en abdiquant son immortalité, découvre la matérialité des choses et la densité voluptueuse du monde. Merleau-Ponty n’est effectivement pas très loin dans tout cela: car, selon le philosophe du point de vue, percevoir, c’est faire corps à travers les sensations.
Dès lors, si cela n’est pas encore fait, laissez-vous happer par cette œuvre au scénario réduit mais saturé de sens qui esquisse une prépondérance de la chair sur l’Idée.
Une expérience de cinéma merveilleusement contemplative et fastueuse dans laquelle rien ne presse. Celle où le spectateur, à l’instar des anges, est convié à l’observation méticuleuse du mystère humain. Sans nul doute, Les ailes du désir demeure, en vérité, moins un film qu’ un long poème d’incarnation en clair-obscur, où chaque image célèbre la beauté flétrie du monde. Et à travers Damiel, c’est nous que Wenders convie à redécouvrir l’éclat perdu des choses. À chérir le tremblement des jours et à faire de la souffrance et de l'amour, les sceaux d’une existence infiniment précieuse. Tout en faisant apparaître à nos yeux, trop souvent aveugles, la grandeur oubliée de l'imperfection.
Depuis ses origines, le cinéma n'a cessé d'illustrer, d'enseigner ou de mettre en question la foi chrétienne.
Qu'il s'agisse de Dieu lui-même, de Jésus, des saints et des saintes ou des valeurs catholiques, l'enjeu demeure identique : amener au visible ce qui par définition est invisible.
Dans L'oeil de Dieu, Laurent Verpoorten et Jean-Marc Reichart vous proposent de redécouvrir les grandes œuvres cinématographiques religieuses anciennes et contemporaines afin d'en goûter la profondeur.
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