
LE LIVRE DE LA SEMAINE- Christophe Henning nous propose Polaroïds du frère, de Grégoire Delacourt, aux éditions Albin Michel. « La littérature est un vaste cimetière et j’y pioche ta place », écrit l’auteur. Ce livre est un sac de larmes, un concentré de regrets et de douleur.
Le frère de l’auteur est mort, après une vie difficile, marquée dès l’enfance par un père abuseur. L’auteur et son jeune frère ont eu à subir ces agressions indignes. L’un a fini par s’en souvenir : il a écrit L’enfant réparé. L’autre a perdu pied, ayant bien du mal à trouver un sens à l’existence. Jusqu’à chuter accidentellement dans sa salle de bain, et mourir seul. En plein été 2022, il s’est écoulé plusieurs jours avant que son corps soit découvert, ajoutant au vague et tenace sentiment de culpabilité.
On pourrait être choqué avec un récit aussi poignant et dérangeant, d’autant plus que Grégoire Delacourt nous a habitué à des romans plus légers. On se souvient de L’Ecrivain de la famille et les souvenirs d’enfance, sans parler du succès de La Liste de mes envies, de Jocelyne, mercière à Arras. Sur fond d’un humour tendre, ce sont les blessures familiales qui se déroulent au fil des livres de Grégoire Delacourt. Et ce dernier nous entraîne de Cambrai à Brooklyn, de 1961 à nos jours, c’est comme un album de famille avec des instantanés qui rejaillissent, parfois attendrissants, parfois tristes… des photos qui auraient pu être tirées d’une boîte à chaussures et seraient mélangées. Une nuit à New York, la question revient, obsédante : « voilà deux ans que tu es mort et je ne sais toujours pas à quoi sert ta mort », écrit Grégoire Delacourt. Car c’est aussi un livre émouvant sur la mort, l’absence, le deuil. « Je crois qu’on peut vivre avec nos morts, qu’ils peuvent même agrandir nos vies. Sinon à quoi servirait d’être passé ? »
L’auteur nous parle aussi de son frère, de ce lien particulier de fraternité…Renaud a galéré, on peut le dire comme ça. Que peut-on faire quand un proche est en train de se noyer ? « Nous avions tous de l’argent, pouvions t’aider, te refaire toute une garde-robe, même deux, chaussures comprises, mais nous t’avons laissé dans la misère… » Ils s’étaient perdus de vue. L’un galérait de petits boulots en petits boulots pendant que l’aîné réussissait dans la pub avant de devenir écrivain. « Quand tu es mort, il y avait près de trente ans que nous ne nous étions ni vu, ni parlé », se rend compte l’auteur qui murmure enfin quelques mots à l’oreille de son frère décédé. Même à distance, il y a toujours ce lien, de quoi se sentir responsable : « Peut-on être le frère d’un frère qu’on laisse mourir ? »
Cela n’excuse en rien, mais la distance entre les deux frères découle de la violence du père dont ils ont tous deux soufferts : « Il y a mille choses de toi que je ne connais pas, il y en a autant de moi que tu ne sais pas. Mais on s’est un jour, sans le savoir, rejoints dans l’obscurité. » La rencontre, malheureusement, est ratée, irrémédiablement. Ecrire est peut-être le moyen de retisser le lien déchiré : « La littérature donne une âme. Même aux enfants morts. Même aux étoiles envolées. Même aux chiens, aux corbeaux et aux crevures. » La fille de Grégoire Delacourt, informée de ce projet de livre, elle qui n’a pas connu son oncle, s’exclame : « Je suis fière que tu donnes une place à qui a eu la parole étouffée. »
Chaque jeudi à 8h44, Christophe Henning (La Croix) et Christophe Mory (RCF et Radio Notre-Dame) présentent le livre de la semaine.
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