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Le Diable, probablement... (1977) de Robert Bresson: Le nihilisme se cache dans les détails

Le Diable, probablement... (1977) de Robert Bresson: Le nihilisme se cache dans les détails

Un article rédigé par Jean-Marc Reichart - RCF Liège, le 30 mars 2025 - Modifié le 31 mars 2025
L'oeil de DieuLe diable probablement (1977) de Robert Bresson - Le diable l'emporte

Avec un titre qui attribue, à demi-mot, la perte des repères à l'influence du Mal sur la société, Robert Bresson propose avec "Le Diable probablement", une sorte de "Péril jeune" ascétique qui dresse un portrait vitriolé de la génération post-68. Ici, son œuvre ressemble plus à un chant désabusé qu'à un brûlot cinématographique: le chant d'une époque dont la seule religion est désormais celle de l’avoir, et non de l’Être. Ainsi, rigoureux comme un moine et fidèle à son radicalisme stylistique, Bresson refuse toute lénité : son regard perce la gangue d’une civilisation en naufrage, livrée aux charmes vénéneux d'un matérialisme sans âme doublé d’un consumérisme fou. Une civilisation, surtout, présentée comme potentiellement sous le joug du Prince de ce Monde, lui-même. Une critique de Jean-Marc Reichart.

Extrait de "le Diable probablement..." de Robert Bresson - 1977Extrait de "le Diable probablement..." de Robert Bresson - 1977

Il est interdit d'interdire, mais aussi d'espérer 

Dans la société française post 68 en proie à de terribles mutations, celle où l’individu semble s’acharner à sceller sa propre perte, erre Charles, un jeune homme triste qui ne croit plus en rien. Il observe, impassible, la marche d’un monde irraisonnable qu’il juge déjà condamné.
Avec pour toile de fond la nature violée, les idéaux dévoyés, les institutions vides de sens... ses rencontres se succèdent, chacune lui offrant un miroir de la débâcle sans proposer la moindre solution convaincante à ce processus. Des militants écologistes aux prophètes religieux, en passant par des amis proches engagés ou résignés, tous semblent croire à des chimères, à de fausses solutions au désastre en cours, auxquels lui ne peut adhérer.


Charles n’est pas de ceux qui se battent, non, ni de ceux qui prient. Il rejette l’action autant que la foi, et contemple avec une lucidité glaciale l’absurdité de la condition humaine broyée par la société moderne. Le poids de cette clairvoyance le mène peu à peu à envisager l’inévitable : un refus de poursuivre ce qu’il perçoit comme une sinistre farce.
Alors, d'un geste étrange et détaché, il choisit de déléguer sa fin. De commettre un suicide par procuration. L’acte est finalement accompli par un drogué, laissant derrière lui une énigme : ce rejet universel, empreint de désespoir, est-il le fruit de l'homme seul ? Ou bien quelque chose d’autre – une force obscure et insidieuse – s’est-elle glissée dans les failles de ce monde ?...

Fonctionnant comme la matrice originelle du terrifiant "First Reformed" de Paul Schrader, "Le Diable probablement..." de Bresson ne fait, déjà à l'époque de son tournage et de sa sortie, aucune concession quant à la finalité d'un monde exclusivement matérialiste. Un monde bien présenté comme ayant pour unique rouage  le consumérisme marchand. C'est donc en partant de cet état de fait inexorable que le réalisateur va tirer son fil tranchant comme une ligne: celui d'une déshumanisation progressive opérée par les structures sociales elles-mêmes.


Assécher pour mieux boire 

Contenant le point d'orgue de ce que Bresson appelait "automatisme" et proposant l'apex de la désincarnation avec ses fameuses "voix blanches", "Le Diable probablement..." est certainement le film stylistiquement le plus significatif du réalisateur. Fidèle à son approche ascétique, Bresson fait ici jouer des non-professionnels qu’il nomme ses "modèles". Il évite ainsi scrupuleusement les émotions appuyées tout en mettant en place une narration fragmentaire, presque austère, laissant le spectateur tirer ses propres conclusions. Thématiquement, le film (souvent considéré comme prophétique) résonne encore fortement aujourd’hui avec les préoccupations contemporaines, notamment concernant la crise écologique et celle des valeurs occidentales.

Mais c'est surtout sur l'aridité du réel que s'attarde le peintre et le cinéaste Bresson, sans faire dans la poésie ni dans le lyrique. Non pour en livrer un pâle calque, mais pour en extraire l’essence secrète, cette présence irréductible des choses qui se dérobe aux regards inattentifs. On voit bien qu'en tant qu'artiste chrétien, Robert Bresson s’abîme dans la matière. Il la travaille jusqu’à ce qu’elle fasse jaillir une vérité plus haute, comme un mystique torturé déchiffre, dans les signes du monde, la signature de l’invisible.
Lorsque le critique Jean-Luc Marion l’interrogeait à l'époque: "N’est-ce pas là une esthétique théologique, cette manière de faire surgir le divin sous le masque de l’évidence ?" Bresson, alors, murmurait, presque comme une oraison : « Peut-on échapper au réel ? C’est parce que je suis réaliste que je crois en Dieu et aux Mystères.»

Dès lors, dans "Le Diable probablement...", le nihilisme n’est pas une posture mais un état d’être. Une lente et implacable imprégnation de l’âme par une époque sans horizon. Bresson n’accuse pas, il constate : l’Homme moderne, dénué de transcendance, s’abîme dans un vide que rien ne peut combler. La caméra, rigoureuse et âpre, traque impassible les signes de cette désintégration : un mur délabré, un visage exsangue, la porte ouverte d'un bus... Mais si le film déconstruit avec une froideur clinique, il n’offre non plus ni refuge ni rédemption. Il ne pointe pas un coupable unique mais insinue que le Mal – s’il faut le nommer ainsi – est partout : dans l’air que l’on respire, dans les objets que l’on désire et dans les idéaux que l’on trahit. Par cette absence totale de concession, Bresson rappelle que l’espoir, cette flamme que le cinéma caresse souvent, est ici interdit. Ainsi, le "Diable probablement..." est moins une œuvre dénonciatrice qu’un requiem – une méditation implacable où chaque détail murmure un constat d'inéluctabilité. Loin d’être une condamnation du monde, le film se fait alors miroir, invitant chaque spectateur à y lire sa propre part de renoncement.

 

Le refus catégorique du Salut

À la manière d’un troisième acte funeste, la conclusion de "Le Diable, probablement..." dévoile une ultime révélation : le suicide de Charles, loin d’être un simple acte individuel, devient le point culminant d’une dialectique plus vaste.
Si le jeune homme délègue sa mort à un tiers, ce n’est pas par lâcheté, mais par une sorte d’abandon absolu de soi : un geste volontairement dépossédé de toute transcendance, une mort sans cause ni appel, où Dieu lui-même semble s’être dérobé.


Dans cette mise à mort froide et silencieuse, le diable ne surgit pas de sa boîte avec fracas. Il n’a pas besoin de paraître, car il est déjà là, imprégnant chaque interstice de ce réel désincarné. À travers le visage impassible de Charles, Bresson ne montre pas un homme corrompu par le Mal, mais un être devenu étranger à lui-même, consumé par l’absence de sens et par une société qui, en idolâtrant l’avoir, a détruit jusqu’à la possibilité même de l’Être. Ainsi, le Mal chez le cinéaste ne se manifeste ni par des actes grandioses ni par des catastrophes, mais dans l’érosion lente de l’âme humaine. Un déclin si silencieux qu’il en devient terrifiant.


À partir de là, l’esthétique épurée et glaciale de la scène finale - celle où la caméra reste aussi distante qu’implacable - rend impossible de discerner la moindre trace de révolte ou de regret.
Tout est vide. Tout est absence.
Il ne reste qu’un silence écrasant, un point de vue immobile qui contemple sans juger, laissant au spectateur le soin d’affronter l’énigme laissée par ce dernier geste.
Au fond, le suicide de Charles ressemble au monde qu’il refuse : impersonnel... dépouillé... livré au vide. Et malgré une issue dont l'atmosphère est composée exclusivement de soufre, le diable - dans son omniprésence voilée - ne triomphe pas. Il n’a effectivement plus rien à conquérir, car tout lui appartient déjà.

 

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Cet article est basé sur un épisode de l'émission :
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