Juifs et chrétiens aux premiers siècles, aux origines de la séparation
Le concile de Nicée, dont on célèbre ces jours-ci les 1 700 ans, invite à considérer d’un peu plus près la façon dont les religions naissent et s’institutionnalisent. En 325, le premier concile œcuménique a permis de définir des points essentiels de la doctrine chrétienne. Cette "orthodoxisation du christianisme" a ainsi parachevé la rupture entre juifs et chrétiens. À quel moment celle-ci a-t-elle débuté ? Comment sont nés le judaïsme rabbinique et le christianisme ?
Icône représentant les évêques autour de l'empereur Constantin lors du concile de Nicée ©wikimedia commons"En sociologie des religions, on considère que la façon que j’ai de me définir passe par le rejet de l’autre, de façon à mieux définir ce que sont mes propres caractéristiques." L'historien Dan Jaffé, spécialiste des premiers siècles du judaïsme rabbinique et du christianisme, nous parle de ce phénomène d'exclusion réciproque qui a eu lieu entre les élites juives et chrétiennes. Auteur du livre "Les identités en formation - Rabbis, hérésies, premiers chrétiens” (éd. Cerf, 2018), il est intervenu lors du colloque "Célébrer le concile de Nicée ?" organisé par l’Université catholique de Lyon en janvier 2025.
Juifs - chrétiens : à Nicée, la séparation est "consommée"
Quand le premier concile œcuménique des évêques s’est tenu à Nicée en 325, il y avait déjà "une volonté de distanciation de la part des élites" juives et chrétiennes. "Avec Nicée, observe Dan Jaffé, les trois hypostases, la Trinité, etc., la séparation est bien consommée."
Comment juifs et chrétiens se sont-ils séparés ? La question est complexe et les historiens - dont certains influencés au XIXe siècle par un antijudaïsme - n’ont pas toujours été d’accord. On a longtemps cru que le christianisme avait émergé au temps de Jésus ou avant la destruction du Second Temple en 70. Ou bien que la séparation était effective au moment de la révolte de Bar Kokhba, en 135. Révolte dont les "chrétiens ou judéo-chrétiens de l’époque se sont désolidarisés".
Depuis "quelques décennies", on "recontextualise Jésus de Nazareth dans le contexte juif de la fin de l’époque du Second Temple, au premier siècle de l’ère chrétienne". L’expression consacrée, "la séparation des chemins" (de l’anglais "parting of the ways"), désigne une "rupture progressive de deux systèmes religieux qui ont le même tronc commun qui est biblique : le judaïsme rabbinique et le christianisme ou le proto christianisme."
Coté juif, "neutraliser le messianisme"
La destruction par les Romains du Second Temple de Jérusalem, en 70, a représenté un véritable "traumatisme" pour les Juifs de l’époque. Comme le décrit Dan Jaffé, "le judaïsme était centré sur le culte du Temple, sur le sacerdoce, les prêtres, les sacrifices… Avec la disparition du Temple, c’est toute une réalité juive qui disparaît." C’est-à-dire une organisation politique, religieuse, économique.
Dès lors, les rabbins, ceux que l'on nomme les Sages, ont voulu "permettre à l’identité juive de perdurer". "Ce qui émerge après ça, décrit l'historien, c’est un judaïsme qui va se modifier, qui va conserver certaines pratiques du Temple... Et qui va créer un système ritualiste avec comme point d’orgue fondamental la rédaction du Talmud, qui passera par un rituel codifié, qui permettra de créer une identité collective." À cette époque, la naissance du judaïsme rabbinique, les fêtes juives et le shabbat ont été institutionnalisés et les lieux d’étude et d'interprétation des textes ont pris de l’importance.
C’est d'abord en raison de leur croyance messianique que les judéo-chrétiens ont posé un problème aux rabbins. Un problème d’ordre "politique" et non pas "religieux ni blasphématoire", comme le souligne Dan Jaffé. "Leurs croyances messianiques vont poser problème aux rabbis qui cherchent, à ce moment-là, à neutraliser toute forme de conception messianique, sachant que le messianisme engendre des approches belligérantes." L’objectif des Sages a été de "neutraliser le messianisme".
À la fin du Ier siècle, les rabbins ont instauré la birkat haMinim. Littéralement, la "bénédiction pour les hérétiques" mais en réalité "une malédiction liturgique", selon laquelle "ceux qui seront à la synagogue et qui répondront Amen se maudiront ispo facto". Cela ne concernait que les judéo-chrétiens et non les chrétiens issus du monde païen, qui, eux, "ne posaient pas de problème". "C’est toujours le même qu’on a du mal à identifier, dont on veut faire l’autre, qui posera problème." Pour Dan Jaffé, il y a là "une constante en sociologie des religions".
Côté chrétien, la naissance de l’hérésiologie
Si on peut parler d’un phénomène d’exclusion réciproque entre les élites juives et chrétiennes aux premiers siècles de notre ère, la birkat haMinim n’est pas comparable à ce qui se dessine côté chrétien : l’hérésiologie. "Du point de vue du volume, du point de vue de ses conséquences, la birkat haMinim n'a pas du tout la même place dans la tradition juive que celle qu’a l’hérésiologie, précise Dan Jaffé. Les hérésiologues, pendant plus de cinq siècles, vont définir, localiser, désigner des gens comme étant des gens à exclure, souvent avec une véhémence qu’on ne retrouve pas dans la birkat haMinim."
L’hérésiologie, qui naît avec les pères de l’Église au IIe siècle, a eu pour but de "réécrire l’histoire". Au IVe siècle, époque du concile de Nicée, ce genre littéraire est à son apogée. À l’égard des juifs, il repose sur un "double mouvement", décrit Dan Jaffé. "D’une part, on va employer le Premier Testament pour y chercher une préfiguration de l’avènement de Jésus, pour montrer qu’il annonce le Nouveau Testament. Parallèlement, on va condamner le Premier Testament dans sa prescription légaliste, dans la pratique de la loi."
Les judéo-chrétiens, les "perdants de l’histoire"
Les "perdants" de cette histoire sont les judéo-chrétiens, ces juifs adeptes du mouvement de Jésus. Avant la destruction du Second Temple de Jérusalem, ils étaient pleinement intégrés à la société juive, et débattaient avec les autres sensibilités du monde juif. Ils "interprétaient la Torah, en faisaient bénéficier des rabbins de l’époque sans que cela ne pose de problème", avance Dan Jaffé. Il précise qu’avant 70, il n’y a aucune trace de conflit avec les judéo-chrétiens.
Après la destruction du Temple, la société juive est donc devenue "progressivement plus monolithique" autour des rabbins du Talmud. Ceux-ci ont aussi rejeté les amei ha-'aretz c’est-à-dire "le peuple de la terre" comme les décrit Dan Jaffé. "Sans idéologie religieuse précise", ils "ne suivent pas les recommandations des rabbis" et "n’entrent pas dans les catégories ou plutôt les décrets du judaïsme rabbinique". Ils ont été "vilipendés, malmenés par les rabbis" avant d’être plus tard réintégrés.
Au cours de ces siècles où le judaïsme rabbinique et le christianisme se sont institutionnalisés, "tous les mouvements interstitiels ont été considérés comme étant marginaux", précise Dan Jaffé. Soupçonnés de part et d'autre de "double allégeance", les judéo-chrétiens représentaient "un problème ritualiste" pour les Pères de l’Église. Ces derniers les ont "fustigés souvent de façon extrêmement véhémente". Pour eux, la loi juive était "révolue, atteinte de caducité par l’avènement de Jésus". Or, "les judéo-chrétiens étaient encore considérés comme englués dans la loi".


Comment comprendre les rites, les fêtes qui rythment le calendrier hébraïque ? Comment lire la Bible à la lumière de la tradition juive ? Qu’apporte la lecture du Talmud ou les textes de Maïmonide à un croyant juif... ? Chaque semaine, dans un dialogue avec un fin connaisseur du monde juif, Odile Riffaud nous fait entrer dans la richesse de cette tradition religieuse qui est à la racine du christianisme et de l’islam.




