Comment enseigner la Shoah aujourd’hui ?
Un jour, alors qu'il étudiait la Shoah par balles en classe, Frédéric Sallée a été interpellé par une élève : "Pourquoi ne pas étudier une photographie où l’on sait qui sont les personnes ?" Après vingt ans dans l'enseignement, cela a été un déclic. Et s'il était lui-même déconnecté de l'histoire qu'il transmet pourtant avec passion ? En replongeant dans celle de sa famille et du "cousin Georges" raflé en 1944, il a repensé sa façon d'enseigner la Shoah aujourd'hui.
Cette photo prise dans la région d’Ivanhorod (actuelle Ukraine) en 1942 est souvent utilisée pour étudier la Shoah par balles ©Wikimedia commonsEn 2025, on commémore les quatre-vingts ans de la Shoah. Mais comment en parler aux jeunes d’aujourd’hui ? Si le génocide des juifs est au programme de l’Éducation nationale, que veut-on réellement transmettre aux élèves ? Comment faire pour que les élèves "comprennent le sens de l’histoire" et n’aient pas simplement "accumulé des connaissances" ? Cette réflexion a conduit Frédéric Sallée dans un long cheminement. Une réflexion qui engageait son métier d’enseignant, sa vocation d’historien et la place qu’il pouvait accorder aux émotions.
Originaire du Haut-Vivarais, en Ardèche, Frédéric Sallée a enquêté et fait enquêter ses élèves sur la rafle de Vernoux-en-Vivarais, du 13 avril 1944. Rafle qui a emporté un membre de sa famille, le jeune cousin Georges. Il raconte cette aventure dans "Les Enfants du pays - Histoire intime d'une rafle" (éd. Flammarion, 2025).
Est-ce que moi aussi je ne suis pas déconnecté de l’histoire que j’enseigne depuis vingt ans maintenant ?
Parler de la Shoah aux jeunes d’aujourd’hui
"Cela va faire bientôt une vingtaine d’années que j’enseigne en lycée - c’est pratiquement une génération - et j’ai vu le décalage entre les premiers élèves que j’avais et les élèves que j’ai aujourd’hui", raconte Frédéric Sallée. Selon lui, la Shoah semble pour les jeunes d’aujourd’hui "quelque chose qui est effectivement désincarné, qui ne fait pas forcément sens non seulement par la chronologie et par les territoires".
Ainsi, l’étude de la destruction des juifs d’Europe, telle qu’elle prévue au programme, raconte "des territoires lointains, éloignés en tout cas de leur sphère directe, familiale et intime". La distance est géographique, elle est aussi temporelle : comme le rappelle l’enseignant, pour les lycéens d’aujourd’hui, on parle de la période des arrière-grands-parents.
Et puis, un jour, en classe de terminale, Roxane a posé cette question à laquelle le professeur d’histoire-géographie n’a pas su répondre : "Monsieur, pourquoi ne pas étudier une photographie où l’on sait qui sont les personnes et ce qu’elles sont devenues ?" La classe étudiait alors un document souvent utilisé pour évoquer la Shoah par balles. On y voit une femme tenir un enfant dans les bras juste avant d’être fusillée par les Einsatzgruppen.
"Ça m’arrive de rester sans réponse bien évidemment face à certaines question d’élèves, témoigne l’enseignant, mais là, pour le coup, cette question, je n’y étais absolument pas préparé, elle était totalement inattendue." Pour lui cela ne fait pas de doute qu’elle "venait du cœur" mais elle a fait comprendre à Frédéric Sallée qu’il s’était "éloigné du point de vue de l’intime". "Est-ce que moi aussi je ne suis pas déconnecté de l’histoire que j’enseigne depuis vingt ans maintenant ?"
Transmettre "le goût de l’archive"
En y réfléchissant, Frédéric Sallée s’est remémoré une autre photo, conservée cette fois dans les archives de sa famille. Celle de Georges, un cousin germain de sa mère, raflé à Vernoux le 13 avril 1944. En réalité il y avait deux photos de Georges Faure, prises à un an d’intervalle. À 17 ans, il pose dans son costume de communiant, le cheveu gominé, un sourire pincé aux lèvres. Et puis, un an après, en juin 45, il présente un visage méconnaissable. Que s’est-il passé pendant ces douze mois ?
Frédéric Sallée a mené l’enquête. Il a tenté de retrouver les traces des onze personnes raflées ce jour-là. Dont, précisément, il aime depuis à rappeler les noms : en plus de Georges, André Nantaz, postier ; Pierre Ponton, jeune instituteur ; le P. Augustin Rioux, curé de 65 ans et son vicaire, Pierre Malmuret, 27 ans ; le couple de pharmaciens Raymond et Marie-Thérèse Étienne ; des personnes juives : Yan Braun et son épouse Anne-Marie Kratochvíl, Gerson Agenauer, le médecin Maurice Hamburger.
Des recherches lui ont donné l’envie de transmettre l’histoire autrement, de transmettre "le goût de l’archive" selon le titre du célèbre essai d’Arlette Farge (1989). Il a fait travailler ses élèves sur la rafle de Vernoux et les a mis devant de vrais documents d’archive, qu’il avait photographiés aux Archives départementales. Roxane, Tristan, Antonin ou Djolé ont eu sous les yeux des textes par endroits illisibles et des pages tachées d’encre... Dans les manuels scolaires, à l’inverse, le document "est mis en page de manière complètement différente de ce va proposer l’archive". À force, déplore l’enseignant, il est presque "désincarné".
Souvent, au lycée, on réduit l’histoire à une succession de dates et on se demande à quoi ça sert. Ou alors, même si on aime cette discipline, on la considère souvent comme moins importante ou moins utile que d’autres pour qui veut poursuivre dans le supérieur. Il y a une "hiérarchie implicite dans le cerveau des élèves des matières importantes", a bien noté l’enseignant. Certes, les professeurs courent après le temps pour suivre les programmes et n’ont pas la possibilité de travailler ainsi. Mais il en est resté quelque chose, veut croire Frédéric Sallée. Ses élèves ont tout de même appris "comment on fabrique l’histoire". Ils ont découvert la nécessaire "humilité de l’historien" qui sait que l’on ne peut pas tout savoir.
Jusque-là j’étais persuadé que les émotions étaient un parasite pour la compréhension de l’histoire. Et en revenant du Rwanda, je me suis dit qu’en fait c’était une force
Une place pour les émotions dans l’apprentissage de l’histoire
Et si les émotions avaient toute leur place dans l’étude de l’histoire ? À force d’étudier la Shoah, "une distance s’était mise comme vide d’émotion", témoigne Frédéric Sallée. Au Rwanda où il s’est rendu, il a perçu que "le génocide était quelque chose de présent, d’actuel".
L’historien s’est ainsi réconcilié avec les émotions, à la faveur de ce voyage. "Jusque-là j’étais persuadé que les émotions étaient un parasite pour la compréhension de l’histoire. Et en revenant du Rwanda, je me suis dit qu’en fait c’était une force et que c’était légitime de travailler en tant qu’historien sans forcément mettre une chape de plomb sur les émotions de son objet d’étude."
Aussi, quand il a vu ses élèves émus devant la série documentaire "Crimes contre l'humanité", de France TV, sur les procès Barbie, Touvier, Papon – de véritables monuments d’histoire - il s’est dit que ce n'était "pas grave". "Il y a quelques années, j’aurais dit bon j’ai raté mon cours parce que les élèves pleurent. En fait ce n’est pas grave. On peut comprendre en riant ou en pleurant."


L’actualité s’enracine dans notre histoire. Chaque événement peut être relié au passé pour trouver des clés de compréhension. Relire l’histoire, c’est mieux connaître et comprendre le présent. Chaque semaine, Frédéric Mounier, auteur du blog Les Racines du présent, invite des historiens à croiser leurs regards sur un sujet contemporain pour mieux appréhender notre présent et envisager l’avenir.




