Aguirre, la colère de Dieu (1972) de Werner Herzog : le voyage sans retour
En 1971, dans l’inconfort d’un autocar entre Munich et Vienne, Werner Herzog noircit, en trois jours, les pages d’un scénario beaucoup trop vaste pour les moyens dont il dispose alors. Il n’obéissait, dans un souffle libertaire, ni aux rigueurs des manuels, ni aux pudeurs des moralistes : il mêlait plutôt, sans retenue, les faits à ses propres visions, creusant dans l’Histoire pour y loger ses hantises et son éthique.
Ainsi, sous la plume du réalisateur, le fameux Lope de Aguirre cessait d’être un simple dissident espagnol pour devenir l’agent d’une gloriole suicidaire: non plus un homme, mais une fêlure par laquelle suinte la folie des grandeurs. Dans ce récit aux allures de mythe, la jungle est un piège, un dieu opaque et dévorant face auquel les hommes perdent jusqu’à leur nom. Et de cette claustration tropicale jaillit moins une prophétie lugubre qu’un documentaire anachronique : une parabole filmée aux relents de démence et de mort ; celle de l’Occident orgueilleux qui vacille, prêt à choir sous le poids d’un songe trop lourd pour ses épaules en déclin. Une analyse de Jean-Marc Reichart.
Extrait de "Aguirre, la Colère de Dieu" de Werner Herzog- 1972Entre obsession et aveuglement
Au XVIᵉ siècle, peu après la conquête de l’Empire inca, une expédition espagnole descend les Andes et s’engage dans la jungle amazonienne à la recherche d’Eldorado, la légendaire cité d’or. Le groupe, composé de soldats, d’esclaves, de femmes et de religieux, est dirigé par un noble inféodé à la Couronne ; mais, rapidement, Lope de Aguirre, un officier mégalomane, en prend de force le commandement.
À mesure que l’expédition avance, elle affronte des conditions de plus en plus hostiles et, tandis que la troupe est attaquée par des indigènes invisibles, Aguirre devient maladivement tyrannique. Obsédé par le pouvoir et sa propre vision de grandeur, il se déclare « la colère de Dieu » et prétend fonder un nouvel empire. Mais, malgré ses rêves de gloire, l’expédition sombre lentement dans le chaos et la mort…
L’ombre de ce conquistador félon, insurgé contre la très catholique Couronne, hantera le jeune Herzog dès son adolescence, au point qu’il dira plus tard : « Le nom seul, Lope de Aguirre, me frappa comme la foudre. » C’est ainsi qu’avec un budget lilliputien (quelque trois cent soixante-dix mille dollars), des caméras fragiles et un équipage maigre, Herzog choisit la jungle péruvienne comme lieu de perdition. À la tête de cette expédition quasi improvisée : Klaus Kinski, recruté presque par hasard, cet acteur fou qui avait jadis cohabité avec Herzog dans une pension de Munich.
Dès l’arrivée sur place, les fléaux s’abattent sur l’équipe tels une malédiction en rafales : objectifs de caméras brisés, vivres moisis, dengue et dysenterie, torrents d’injures que Kinski déverse en geysers verbaux. Sous la pesanteur tropicale, le diable d’acteur menace de déserter, et Herzog, fusil à la main, parvient in extremis à retenir sa star psychotique.
Pourtant, au cœur de ce maelström, l’équipe capture une atmosphère qu’aucune machinerie hollywoodienne n’aurait su exhumer : la bande-son somnambulique de Popol Vuh se mêle aux râles des singes hurleurs, et l’improvisation, pareille à une liane, enserre le tournage jusqu’à le faire rougir d’une beauté étonnante. Herzog l’avouera sans ambages : Aguirre est né non de la raison, mais d’un délire lucide, d’une transe magnétique. Le film, condensé d’excès, sera sacré culte par Francis Ford Coppola, Terrence Malick ou Gaspar Noé ; mais il inaugure surtout la légende baroque du couple Herzog-Kinski et fonde un cinéma où chaque bobine se mue en aventure existentielle : un chemin de croix à travers la boue, la fièvre et le rêve mis en abîme. Une tentation à laquelle Herzog continuera de céder durant le reste de son œuvre : la quête d’un inategnable Eldorado filmique .
Un film impossible
Avec une caméra volée à l’école de Munich, Herzog tournait chaque plan comme si c’était le dernier. Il ne disposait presque pas de pellicule : une seule prise était possible, parfois deux, pas plus. Dès lors, tout devait être pur, tranchant, irréversible, comme une éternelle première fois.
Sur le tournage, l’amalgame faisait loi : la fiction et la fièvre, le jeu et la dysenterie se confondaient. Quand le fleuve happait les radeaux, Herzog, stoïque, filmait ses acteurs terrifiés jusqu’au précipice. Les embarcations de fortune ne voguaient plus ; elles se débattaient. Et les comédiens, proies des accidents, des moustiques, des parasites et de la maladie, jouaient à s’abolir réellement. Il n’y avait ni doublures, ni cordes de rappel, ni illusion de sécurité : l’art se faisait littéralement à coups de morsures dans la boue chaude de la jungle.
Aussi, personne ne comprenait personne. Le film se tournait en espagnol, Kinski éructait en allemand, les Péruviens écoutaient dans le vide. Alors Herzog mimait, parlant une langue de gestes, de râles et d’intuitions.
Et c’est bien par-delà le langage que peut exister une vraie rencontre. Il est des associations artistiques que l’on n’ose qualifier de collaborations tant elles suintent la violence sacrée, l’hystérie et l’obsession nimbée d’excès. Celle qui lia Klaus Kinski à Werner Herzog tient moins du compagnonnage que d’un pacte scellé dans les vapeurs de cet enfer amazonien : deux âmes écartelées par la création, deux bêtes hurlant sous la lune noire du génie.
Né en 1926 et mort comme il avait vécu, Kinski n’était point un acteur au sens commun du terme : c’était un écorché, un monstre halluciné, un fauve traversé par les spasmes d’un délire sans rémission. Sa présence même n’appartenait plus au monde commun : il semblait habité par une essence inhumaine, entre le supplicié et le démon. À l’écran, il ne jouait jamais vraiment ; il se consumait en incantations foudroyantes.
Sur les plateaux, il était une tempête faite chair, vomissant ses anathèmes sur techniciens et partenaires, tel un chaman germanique atteint d’un syndrome de Tourette sous contrôle.
Ainsi, entre Herzog et Kinski, il ne s’agissait point d’amitié ni même d’estime : c’était un amour maculé, une cohabitation mystique entre deux entités qui ne pouvaient vivre que dans le conflit, deux étoiles condamnées à se percuter. Comme je le mentionnais plus haut, une arme chargée fut braquée sur Kinski, ultime argument d’un réalisateur à bout de nerfs. Sur Fitzcarraldo, les Indiens présents sur le tournage, pris de pitié ou d’agacement, proposèrent à Herzog d’assassiner Kinski. L’histoire est bien connue : heureusement, Herzog refusa.
Au fond, les deux hommes ne collaborèrent pas ; ils se parasitèrent, s’infectèrent l’un l’autre en une pathologie esthétique. Ils filmèrent la démesure tout simplement parce qu’ils la vivaient. Ils étaient semblables à deux incendies qui, malgré l’humidité, parvinrent à embraser la forêt vierge. Car, finalement, la véritable héroïne, la grande prêtresse, c’était bien elle : cette jungle qui rejetait l’homme, l’avalait, le régurgitait avec des serpents, des pluies diluviennes et des maladies tropicales. Herzog l’a filmée comme on observe un dieu sans conscience, et c’est bien là toute la force du film : de cette hostilité primale et indifférente, il parvient à faire ressortir la démence de la conquête. Ce vide gluant et indiscutable du mégalomane.
L’orgueil à la dérive
Par une métaphore historico-onirique, Herzog démonte donc pièce après pièce l’orgue rutilant du mythe occidental. La fanfare de la conquête en prend méchamment pour son grade, au point qu’il ne reste de cet ensemble qu’une mascarade en déroute. Dès lors, se refusant aux diatribes braillardes, le cinéaste préfère l’anatomie patiente : il observe, dissèque, laisse suppurer la plaie d’un empire de pacotille à la pleine lumière. Et l’on découvre alors, sous le vernis des armures scintillantes, la détresse spirituelle d’un Occident à la foi défroquée, errant dans la touffeur d’une jungle qui se rit de lui tout en l’assassinant lentement.
Car dans La Colère de Dieu, il n’existe plus de foi, plus de terroir, plus de fraternité ; seulement le désir vorace de quadriller le monde et de le convertir en or, ce venin de l’âme. L’Or ! Non pas cette matière palpable, mais la rumeur délirante, ce parasite épouvantable qui taraude tant les cervelles. Il est une mirifique géhenne où l’on s’empoisse de voluptés matérielles (les pires), celles qui rendent les soldats exténués, le mufle planté dans la glaise, rêvant de ce métal supposément rédempteur, bientôt broyés par l’inexistence évidente d’Eldorado. Dans le récit, on ne verra jamais l’once souveraine ; car l’or n’est qu’une image acide, un absolu creux, promettant aux cupides le néant comme unique fortune. Rien qu’une fringale meurtrière de possession, entretenue, dans le film comme dans la vie, par une hiérarchie absurde. Aussi le radeau chavire-t-il sous l’hégémonie d’une aristocratie clocharde et autodestructrice : Aguirre s’autoproclame « roi » d’un mirage hanté de singes invasifs, César d’un royaume sans viscères.
Et voici, à la fin de l’histoire, qu’à la surface fluviale flotte un parlement de fantômes : des chevaliers de pacotille servant un Charles Quint sans trône ni tribut, un padre famélique tonnant une loi chrétienne dévoyée sur un radeau dont les planches sentent déjà la charogne. Tout ce barnum de paladinades s’écroule finalement dans une vase pontifiante : lambeaux de soie, ramassis de codes rompus, mots bénits par l’hypocrisie et la démence ; un décor de carton-pâte gorgé d’un limon décadent. Doucement, cette architecture d’orgueil s’effrite. La fange engloutit les rondins serrés de cordes, les victuailles s’évanouissent dans un ventre illégitime et la monarchie nouvelle se décompose. Le film ne narre donc nulle conquête ; il exhale la putréfaction d’une idée: la sinistre fleur du colonialisme qui se flétrit dans ses propres miasmes.
C'est bien dans ce mélange d’inconscience et d’accident qu’Herzog, en visionnaire, nous livre ce message prémonitoire : l’Occident, s’il demeure un conquérant fanatisé par l'Avoir, court indubitablement à sa propre perte. Et peut-être qu'un jour, l’Histoire posera sur ce film le même regard que celui qu’il portait sur elle: celui d'une Vérité si violente qu'elle métamorphosa la critique en chef-d’œuvre.
Découvrez plus de décryptages de films qui questionnent ou sont en lien avec la foi chrétienne dans L'Oeil de dieu, une émission proposée par Laurent Verpoorten, co-animée avec Jean-Marc Reichart.


Depuis ses origines, le cinéma n'a cessé d'illustrer, d'enseigner ou de mettre en question la foi chrétienne.
Qu'il s'agisse de Dieu lui-même, de Jésus, des saints et des saintes ou des valeurs catholiques, l'enjeu demeure identique : amener au visible ce qui par définition est invisible.
Dans L'oeil de Dieu, Laurent Verpoorten et Jean-Marc Reichart vous proposent de redécouvrir les grandes œuvres cinématographiques religieuses anciennes et contemporaines afin d'en goûter la profondeur.
