"Séfardim", une grande fresque historique et une quête familiale

Si je vous dis : "1492", vous me répondez : découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Pour l’Espagne et l’Europe, 1492 est une année clé. Mais il y a une autre raison beaucoup moins glorieuse qui fait de cette année une année charnière pour l’Espagne. 1492, c’est aussi l'expulsion des juifs d’Espagne par la reine Isabelle de Castille et le roi Ferdinand II d’Aragon.

Mais pour comprendre la genèse de cet album, il y a une autre date importante : le 30 novembre 2015, l'attentat du Bataclan. À cause du choc que va provoquer ce drame, cette autre information venue d’Espagne passera plutôt inaperçue en France : le 30 novembre 2015, quelques heures avant le Bataclan, le roi d’Espagne Felipe VI s’adresse aux descendants des juifs expulsés d'Espagne il y a plus de cinq siècles. Et déclare : "Comme vous nous avez manqué…" Et il annonce que tous ces descendants pourront retrouver la nationalité espagnole de leurs ancêtres, mais pour cela il faudra qu’ils prouvent leurs liens avec l’Espagne et leur descendance directe avec des séfarades expulsés en 1492.

Et c’est là que commence l'histoire de "L'épopée d'une famille juive durant 3 000 ans". L'autrice, Anne Bénoliel Defréville, est française, elle est d’origine juive séfarade par son père et catholique normande par sa mère , précisons qu’elle n’a jamais été baptisée. Si sa mère est catholique, elle ne peut pas être considérée comme juive, puisque l’appartenance à la communauté juive passe par la mère. Ce n’est que l’une des nombreuses difficultés à laquelle elle va se trouver confrontée pour faire reconnaître ses origines séfarades.

Car les Bénoliel ont été expulsés d'Espagne au XVe siècle. C'est bien c’est ce qu’elle va tenter de prouver en menant une enquête sur l’histoire de sa famille. Et cet album raconte à la fois l’histoire de ses ancêtres et les recherches qu’elle mène, les questionnements qui la travaillent. Pour cela elle suit la trace des Bénoliel dans la Bible, où ils sont mentionnés entre autres dans le Livre des Chroniques mais aussi évidemment dans les archives. Et en remontant l’histoire de sa famille, c'est toute l’histoire du peuple juif qu’elle raconte.

Obtenir sa nationalité espagnole, pourquoi est-ce important pour elle ? Je ne vous donnerai pas la réponse mais la question de ses motivations est ce qui fait l’originalité de cette histoire. Comment notre histoire personnelle s’inscrit-elle dans la grande histoire ? Pourquoi avons-nous besoin de nous sentir reliés à une communauté ? Comment se transmet une identité et l’identité juive en particulier ?

La place de la mère est d’ailleurs ici centrale. La mère d’Anne n’est pas juive mais c’est elle qui, avant Anne, a fait des recherches généalogiques, c’est elle la gardienne de l’histoire de la famille de son mari, c’est d’ailleurs elle qui dans l’album en fait le récit. Et puis il y a la grand-mère, c’est elle qui a transmis à Anne tout ce qui la rattache à la communauté juive et en particulier la cuisine. Enfin cet album, c’est aussi un hommage à l’esprit de résistance de ces juifs qui ont préféré fuir plutôt que renoncer à leur foi, à leurs rites, à leur histoire. Car en 1492, ils auraient pu choisir de se convertir. 

Je regarde la couverture de cet album c’est très beau : un paysage biblique, des tons pastel du bleu pour la mer, de l’orangé pour le ciel et le sable du désert, des palmiers et puis quelques hommes et femme qui marchent avec un âne. Anne Bénoliel Defréville a énormément de talents. Il y a un côté carnet de voyage dans cet album tout en aquarelle, des tons sépias pour raconter l’histoire de sa famille et des teintes plus acidulées pour sa quête personnelle. Et elle ose même reprendre des tableaux de Rembrandt - parce que oui, dans cette histoire, on croise aussi Rembrandt ! Voilà un très très bel album, une histoire intime qui rejoint l’universel. Une histoire qui, en creux, nous dit l’importance des liens mais aussi la bêtise des replis identitaires.

"Sefardim - L'épopée d'une famille juive durant 3 000 ans", d'Anne Bénoliel Defréville, éd. Futuropolis, 160 p. , 22 euros