Partir et vivre loin de chez soi, pourquoi ?
Pourquoi certains ressentent-ils le besoin irrépressible de partir, de tout quitter pour reconstruire ailleurs une autre vie, une autre version d’eux-mêmes ? Entre quête d’identité, déracinement, retour aux sources et recherche d’un nouvel ancrage, Gaëlle de Decker explore avec nous ce mouvement profond qui pousse l’être humain à chercher son "chez-soi" parfois loin de chez lui.
Entre quête de soi, déracinement, liens familiaux et nouvel ancrage © Erik OdiinIl y a ceux qui ne quittent jamais vraiment l’endroit où ils sont nés. Une ville, un paysage, des visages familiers : cela leur suffit, les comble même. "Ils prennent la vie comme elle vient", explique Gaëlle de Decker, psychologue clinicienne. "Et ils se sentent chez eux où qu’ils soient tant que leurs repères demeurent."
Et puis il y a les autres. Ceux pour qui le mouvement est un besoin vital. Ils partent une fois, ou dix. Ils changent de métier, de pays, de langue parfois. Ils rompent, se détachent, recommencent ailleurs, comme si la vie devait être sans cesse relancée, remise en jeu. "Ne sommes-nous pas tous tentés, un jour ou l’autre, par l’évasion ou la fuite ?", interroge la thérapeute. Certains, comme ce patient parti "à l’autre bout du monde pour aller à sa propre rencontre", cherchent simplement à comprendre qui ils sont.
Simone Weil, la philosophe, écrivait : "L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine." Comment comprendre alors ceux qui, précisément, choisissent de s’en détacher ?
Partir pour se trouver
Le voyage, qu’il soit lointain ou intérieur, reste l’un des motifs les plus anciens de la quête de soi. "Ceux qui décident de partir loin, longtemps, cherchent souvent quelque chose… en réalité, ils se cherchent eux-mêmes", explique Gaëlle de Decker. Le déracinement devient un miroir : loin de ses habitudes, de son milieu, de son langage même, chacun se retrouve confronté à une part de soi qu’il ne connaissait pas.
Mais pourquoi certains ont-ils besoin de traverser des continents pour toucher cette vérité intime, quand d’autres y parviennent "à cinq minutes de chez eux" ?
"Cela dépend de nos capacités intérieures à nous déplacer en nous-mêmes", analyse la psychologue. Certains peuvent explorer leur monde intérieur sans bouger, d’autres ont besoin d’un changement radical d’environnement pour sentir qu’ils sont libres, créatifs, pleinement vivants.
Quitter les siens : fuite ou liberté ?
Lorsqu’on part, on laisse derrière soi des liens. Les proches, les amis, parfois même la famille. Faut-il comprendre ce choix comme une rupture, une fuite en avant ?
"Pas forcément", répond Gaëlle de Decker. "On peut avoir un lien très fort avec sa famille et se sentir libre de partir. Et puis il y a l’autre extrême : des liens plus complexes, abîmés, qui poussent à s’éloigner pour se préserver ou envoyer un signal. Ce n’est pas toujours pensé ni conscient, mais ça dit quelque chose d’un désir, d’un mouvement de vie."
Partir, ce n’est pas toujours couper. C’est parfois se donner l’espace nécessaire pour respirer, comprendre, se positionner.
Peut-on être "chez soi" loin de chez soi ?
Les exilés, les expatriés, les voyageurs au long cours le savent : arriver ailleurs, c’est un travail. Apprendre une langue, intégrer des codes sociaux, se familiariser avec des coutumes, installer un nouveau quotidien. On s’adapte, on tâtonne, on construit d’autres repères.
Mais cela suffit-il pour se sentir "chez soi" ?
"Peut-être que la question est ailleurs", répond la psychologue. "L’ancrage peut être intérieur. Il se trouve dans une spiritualité, une culture, l’art, une pratique qui relie. Les personnes pour qui le voyage compte se nourrissent de ces rencontres-là. Elles construisent leur identité à travers le mouvement."
Certains, pourtant, ne trouvent jamais vraiment leurs racines. "Oui, il y a des personnes qui flanchent au moindre vent, comme une brindille", témoigne-t-elle. Souvent, une histoire personnelle fragile, une insécurité matérielle ou affective, laissent des traces : l’ancrage devient plus difficile, plus incertain.
L’épisode de la pandémie l’a illustré : "Les gens peu ancrés ont été très perturbés. Sans repère stable, tout devient vacillant."
Le retour : un autre départ
Revenir après avoir vécu loin n’est pas une simple parenthèse qui se referme. Le retour confronte à une autre forme d’étrangeté. "On peut vivre loin en sachant qu’on n’est pas d’ici, mais le retour n’est jamais simple. Revenir dans sa famille, son milieu d’origine, c’est presque un nouveau départ." Le regard des autres a changé ; le sien aussi. On retrouve ce qu’on avait laissé, mais rien n’est exactement comme avant.
Des identités en mouvement
Dans ce monde où la mobilité est devenue une norme, certains sont de véritables nomades modernes. Journalistes, photographes, marins, travailleurs saisonniers… "Ils ne se vivent que dans un mouvement éternel", souligne la thérapeute. Pour eux, l’ancrage n’est pas une terre mais une dynamique : c’est le mouvement lui-même qui devient maison.
Partir loin, partir souvent ou rester là où l’on est : il n’y a pas de hiérarchie. Chaque existence cherche sa cohérence. Peut-être que ce qui nous relie, finalement, ce n’est pas le lieu où l’on vit, mais la manière dont on habite le monde.


Dans "Les mots du divan", suivis d'une conversation avec Marie Olivares, Gaëlle de Decker, nous propose d'être à l'écoute des interrogations des femmes et des hommes d'aujourd'hui, confrontés aux autres, au monde et à eux-mêmes.



