Wokisme : la bataille des idées est-elle devenue une guerre de religion ?
Face à l’obscurantisme woke, publié aux Presses universitaires de France, est un ouvrage qui a fait parler de lui avant même sa parution. En raison de son sujet — le wokisme — particulièrement clivant, les avis dans la presse reflètent clairement les lignes éditoriales de chaque média. Pour Le Monde et Libération, le livre est discrédité dès son titre, tandis que Le Figaro en souligne la rigueur universitaire et prend sa défense. Il semble aujourd’hui difficile d’adopter une position nuancée sur cette question. Avec Emmanuelle Hénin, professeure de littérature comparée à la Sorbonne et co-directrice de l'ouvrage, nous revenons sur les raisons de ce clivage et les parallèles qu’il suscite avec la religion.
Emmanuelle Hénin © RCFS’il fallait une preuve supplémentaire que le sujet passionne, l’ouvrage a rencontré un large succès, connaissant des ruptures de stock dès les premières semaines de sa parution. Retour sur une notion sujette à controverse.
Un discours victimaire des deux côtés
Pour certains, le wokisme est un mot-valise utilisé par la droite pour dénoncer toutes les idées qui lui déplaisent. Pour d’autres, il incarne le progrès, l’ouverture et la défense des minorités. Un discours victimaire s’est imposé des deux côtés, chacun accusant l’autre de vouloir l’invisibiliser. Selon Emmanuelle Hénin, « ses adversaires veulent nous exclure de l’université, ne supportent pas de ne pas avoir l’exclusivité de la parole savante ». L’universitaire pointe le climat de défiance qui s’installe, empêchant certains chercheurs de s’exprimer publiquement. « Florence Bergeaud-Blackler, qui travaille sur l’islamisme, ne peut plus donner de conférences. Elle vit sous protection policière », affirme-t-elle.
Nous n’appelons absolument pas à une quelconque forme de censure
La publication du livre avait d’abord été reportée au 12 mars, en raison du « contexte politique national et international », faisant notamment référence à l’élection de Donald Trump et aux coupes budgétaires qu’il impose à des pans entiers de la recherche qu’il considère comme “woke”. Emmanuelle Hénin se défend toutefois de toute proximité avec le trumpisme, qu’elle associe elle-même à une forme de censure : « Nous n’appelons absolument pas à une quelconque forme de censure », insiste-t-elle.
Un sujet qui touche à tous les domaines
Le sujet divise car il touche à l’ensemble des champs du savoir. Le wokisme se réclame notamment de l’intersectionnalité, c’est-à-dire de l’articulation entre différentes formes de domination. Pour Emmanuelle Hénin, cela peut virer à une logique totalisante, où tout est filtré à travers une même grille de lecture. « On plaque cette grille sur tout : sur tous les objets littéraires, par exemple, on va chercher de la fluidité de genre, ou du racisme chez Shakespeare. » L’universitaire déplore un rétrécissement du regard scientifique. Les chercheurs se spécialisent sur des micro-sujets, sans replacer leurs travaux dans un contexte plus large. « Mon collègue Pierre Vermeren souligne qu’aujourd’hui, la majorité des chercheurs travaillant sur le Moyen-Orient ou sur la colonisation se concentrent sur des objets ultra-ciblés. »
Entre 15 et 20 % des budgets sont exclusivement dédiés à des projets complètement “woke”, c’est-à-dire liés aux études de genre ou de race.
De par son périmètre très vaste, le wokisme modifie, selon elle, le fonctionnement d’une partie de l’université, suscitant craintes et interrogations. Emmanuelle Hénin critique notamment la répartition des financements, qu’elle juge déséquilibrée. « Entre 15 et 20 % des budgets sont exclusivement dédiés à des projets complètement “woke”, c’est-à-dire liés aux études de genre ou de race. » Elle redoute une redistribution du savoir non plus par disciplines mais par « études critiques », qui selon elle fragilisent les champs traditionnels. « On va supprimer des postes en littérature pour les réaffecter à des études de genre qui n’ont pas vraiment de méthodologie. Ce sont des études militantes », affirme-t-elle.
Le wokisme, une religion ?
Face à la polarisation extrême et aux passions que suscite le sujet, le wokisme pourrait-il s’apparenter à une forme de religion ? Pour Emmanuelle Hénin, le parallèle est éclairant. Le wokisme fonctionne avec un lexique propre — intersectionnalité, racisme systémique, diversité — qu’elle compare à celui des textes religieux. « La religion a son propre vocabulaire : homme, femme, nature… des termes fondés sur le réel. Ici, on a affaire à une pseudo-religion qui refuse le réel », avance-t-elle.
Le mal n’est plus en chacun, il est dans le système : l’hétéronormativité, le privilège blanc, l’Occident. Le monde est divisé en deux : les dominants et les dominés
Une étude américaine menée par Joseph Bottum et John McWhorter établit une filiation entre le mot woke et les Great Awakenings du XIXe siècle — les grands réveils religieux protestants — mettant en évidence plusieurs parallèles. Dans la religion, le péché est individuel ; dans le wokisme, il devient systémique. « Le mal n’est plus en chacun, il est dans le système : l’hétéronormativité, le privilège blanc, l’Occident. Le monde est divisé en deux : les dominants et les dominés », explique-t-elle, dénonçant une vision manichéenne. Un second parallèle repose sur la ritualisation du militantisme : les manifestations Black Lives Matter, où les participants s’agenouillaient en mémoire de George Floyd, relèveraient selon elle d’un rituel quasi religieux.
Ce nouvel ouvrage permettra-t-il d’ouvrir un espace de dialogue entre les deux camps ? Rien n’est moins sûr. Mais le débat, lui, reste plus que jamais ouvert.


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