"On ne répondra pas à cette colère agricole protéiforme avec un seul instrument" selon le sociologue François Purseigle
La colère des agriculteurs gagne la France entière. Des contestations naissent également à travers toutes l’Europe. À quelques mois des élections européennes, les gouvernements cherchent des réponses, la France en tête. Néanmoins, l’aspect protéiforme du mouvement rend l’exercice compliqué.
"Ras-le-bol général", "exaspération", "l'agriculture va mal", "pessimisme": en France, la fronde agricole partie du Sud-Ouest la semaine du 15 janvier prend de l'ampleur avec de nombreux blocages routiers dans tout le pays. Des annonces du gouvernement français sont attendues avec l’espoir de calmer la colère. Il sera très difficile de répondre à toutes les colères, estime le spécialiste des mondes agricoles François Purseigle. Alors que la gronde résonne de plusieurs pays d’Europe à quelques mois du scrutin européen, il apparaît très difficile, selon le sociologue, d’avoir une solution unique pour des modèles agricoles qui sont protéiformes. Chercheur associé au Cevipof et professeur à l’Ecole nationale supérieure agronomique de Toulouse, il a coécrit le livre : Une agriculture sans agriculteurs (Presses de Sciences Po, mars 2023) et il décrypte le mouvement en cours. Entretien.
Quelles mesures peuvent calmer la grogne agricole ?
François Purseigle : Ce qui risque d'être vraiment délicat et difficile pour le gouvernement c'est d'apporter des réponses à un malaise qui est protéiforme. Pour n'importe quel gouvernement, il est bien difficile de répondre à une colère qui relève d'une crise de confiance à l'endroit des citoyens, des consommateurs, des industriels, des politiques, mais aussi à des réalités économiques et sociales très différentes. Il ne faut pas oublier que les mondes agricoles, ce sont des mondes très éclatés.
Il est de plus en plus difficile politiquement d'accompagner une minorité aussi diverse.
Derrière l'expression agriculteur, vous avez à la fois des artisans commerçants, des industriels et parfois des chefs de famille qui cherchent à maintenir un patrimoine, avec aussi des réalités par filière très éclatées. Il est de plus en plus difficile politiquement, en France et dans l'Union européenne, d'accompagner une minorité aussi diverse.
La contestation est-elle d'une ampleur inédite en France ?
On a déjà connu ça en 1992, avec l'émergence de la coordination rurale qui était un rassemblement très éclectique d'éleveurs, de céréaliers qui s'opposaient à la réforme de la PAC. À cette époque-là, Paris avait été bloqué. Néanmoins, la cible était plus claire car les revendications portaient essentiellement sur la réforme de la Politique Agricole Commune.
Aujourd'hui le mouvement est porté par des travailleurs indépendants, c'est-à-dire des patrons, qui réclament de vivre de la vente de leurs produits mais qui sont dans des situations économiques qui relèvent parfois de politiques sociales, d'autres de politiques économiques, voire d'autres de politiques territoriales.
Le problème est qu'il falloir prioriser les instruments, les leviers de politiques publiques qui vont devoir être actionnés. Est-ce qu'on actionne un levier ou un instrument de politique qui relève de la volonté d'accompagner des situations de grande précarité, de grande pauvreté ? Est-ce qu'on accompagne ceux qui sont plus dynamiques sur le plan économique ? On ne pourra pas, de toute façon, répondre avec un seul instrument à toutes ces grognes, parce que la colère est protéiforme.
Des profils très différents, pourtant tous ces agriculteurs sont dans la rue…
Oui. C'est assez intéressant de constater que ce mouvement part de la région Occitanie, qui est une région dans laquelle un certain nombre d'efforts ont été consentis par des éleveurs, des agriculteurs qui ont transité vers la bio, qui ont misé sur les signes officiels de qualité, sur les circuits courts, sur des boutiques de producteurs.
Or l'agriculture bio ne trouve plus suffisamment de consommateurs aujourd'hui et les boutiques de producteurs voient leur chiffre d'affaires s'effondrer depuis la crise de la Covid. On a incité un grand nombre d'agriculteurs à changer et finalement ça ne paye pas. Et dans la rue aujourd'hui, vous avez des agriculteurs qui sont en conversion bio ou qui ont déjà basculé et qui sont en train de se poser la question de faire marche arrière.
Ce qui rassemble également dans le contexte actuel c’est que les agriculteurs ont le sentiment d’être la variable d’ajustement de l’inflation. C'est très présent dans les slogans. Ils se considèrent comme le fusible des négociations qui servent avant tout le consommateur et l'industriel.
La colère des agriculteurs est-elle politisée ?
Je ne pense pas qu'elle soit politisée au sens partisan du terme. Les agriculteurs ne sont pas naïfs. Ils voient bien qu'il y a des tentatives d'instrumentalisation.
Les agriculteurs ont conscience que les grands discours ne répondront pas à leur situation de crise.
Le problème, c'est que l'économie n'est pas forcément la tasse de thé du Rassemblement National. Or aujourd'hui les agriculteurs ont besoin de réponses très concrètes. Ils ont besoin de réponses très concrètes de la part du gouvernement, avant d'avoir des réponses de la part de partis qui ne sont pas au gouvernement. Les agriculteurs ont conscience que les grands discours de ceux qui ne sont pas au gouvernement actuellement ne répondront pas à leur situation de crise.
Et à l’échelle européenne ? Les élections sont prévues en juin prochain, la colère agricole peut-elle être un point clé du scrutin ?
C’est intéressant de constater que la minorité agricole est capable de mettre à l’agenda sa thématique : l’alimentation et le secteur productif agricole. C’est une minorité agissante. Les Français n’attendent pas forcément que la question agricole soit au centre des élections européennes, mais ils seront très attentifs à la manière avec laquelle les politiques et le gouvernement vont répondre à ces préoccupations. Les enjeux ne sont pas uniquement agricoles. On parle aussi d’enjeux de territoire, d’emploi à l’échelle des territoires ruraux ou encore d’aménagement. Bref des enjeux beaucoup plus larges que l’unique intérêt des agriculteurs.
À quelques mois des élections européennes, la grogne agricole monte dans de nombreux pays. Peut-on trouver un dénominateur commun entre les colères en France, en Allemagne, au Pays-Bas, en Pologne, en Roumanie, en Slovaquie ou encore en Hongrie ?
On ne peut pas comparer les structures d’exploitation en Europe de l’Est avec celle de la France. Encore plus qu’à l’échelle française, on constate un éclatement des modèles agricoles au niveau européen. Or, Bruxelles rencontre des difficultés à prendre en charge cet éclatement.
À l'échelle européenne le point commun se trouve dans la fragilisation d’une forme d’exploitation agricole familiale de taille moyenne
Il faut garder à l’esprit qu’à la signature du Traité de Rome en 1957, date de la création de la PAC, l’Europe avait des structures agricoles plutôt similaires. L’objectif de la politique agricole européenne était à l’époque de soutenir les exploitations de taille moyenne. Or, aujourd’hui, ces agricultures familiales de taille moyenne sont extrêmement fragilisées dans l’ensemble de l’Europe. On trouve le point commun à l’échelle européenne dans la fragilisation d’une forme d’exploitation agricole qui a de plus en plus de mal à trouver des repreneurs et qui fait face à des injonctions paradoxales dans tous les pays de l’UE. C’est de plus en plus difficile à vivre pour les agriculteurs.
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