Le Linceul de Turin, entre science et foi : l’enquête du professeur Philippe Boxho
Et si la science ne fermait pas la porte au mystère ? Que sait-on de l’origine du tissu dénommé “suaire de Turin” ? Que disent les recherches sur l’énigme du sang du suaire ? Dans une interview passionnante, le professeur Philippe Boxho, célèbre médecin légiste et expert en criminalistique, partage son regard unique sur le Linceul de Turin. Entre rigueur scientifique, quête de vérité et souvenirs d'une foi passée, il explore avec finesse les zones d’ombre de ce tissu millénaire que certains vénèrent comme la preuve tangible de la résurrection. Un échange dense et lumineux, où la science se met humblement au service de l’inconnu. Il répond à Jacques Galloy pour RCF
L'enquête de Philippe Boxho sur le linceul de TurinCe qu'il faut retenir :
- Le professeur Philippe Boxho, célèbre médecin légiste et expert en criminalistique, fait le point sur les dernières recherches scientifiques sur le Linceul de Turin. Un échange dense et lumineux, où la science se met humblement au service de l’inconnu.
Dans le tumulte des croyances et des controverses scientifiques, certains objets traversent les siècles en soulevant les mêmes interrogations. C'est le cas du Linceul de Turin. Réputé avoir enveloppé le corps du Christ, ce tissu fascinant, conservé en Italie, continue d'alimenter les débats entre science, foi, histoire et spiritualité. Pour en parler, nous avons rencontré le professeur Philippe Boxho, médecin légiste, professeur à l’Université de Liège, et membre de l’Académie royale de Belgique.
Une première rencontre avec le Linceul : entre curiosité scientifique et élan spirituel
C'est en avril 2010 que Philippe Boxho découvre le Linceul de Turin de ses propres yeux, lors d'une exposition exceptionnelle. « J'étais dans une file de pèlerins, entouré d’une ferveur très forte. Moi, je ne suis pas croyant, mais je me suis laissé porter par l'ambiance », explique-t-il. « Ce qui m'a frappé, c'est que de près, on ne voit rien. Mais quelques mètres en retrait, l'image devient étonnamment précise. »
Cette expérience personnelle marquera durablement le scientifique, d'autant plus qu'elle résonne avec son histoire familiale. « J'ai grandi dans une famille très croyante. Mes parents s’aimaient et nous ont transmis une foi profonde. On n’était pas riches, mais on ne manquait de rien.» Cette foi, il l’a longtemps partagée. « Jusqu’à mes 22 ans, j’étais très investi : j’étais enfant de chœur, papa catéchiste, j’accompagnais les malades à Lourdes. Aujourd’hui, je ne crois plus, mais je respecte beaucoup ce passé et parfois je le regrette. »
« Ce que le croyant possède et que je n’ai plus, c’est l’espérance. Une espérance de vie éternelle. C’est une espérance qui n’est plus la mienne », confie-t-il, sans amertume, mais avec une certaine nostalgie. « Je ne renie rien de mon passé, au contraire. » C’est dans ce contexte intime que le Linceul de Turin prend une dimension particulière pour lui. « En l’approchant, j’ai aussi renoué avec une partie de ce qui m’a construit. Une part de foi, une part de questionnement. Le Linceul n’est sans doute pas arrivé par hasard dans ma réflexion. »

Le regard du médecin légiste : « Ce corps a subi ce que le Christ a vécu »
Philippe Boxho n'a pas eu accès au Linceul dans un cadre scientifique formel, mais il a réalisé une vaste enquête bibliographique : « J'ai analysé les recherches, les publications, les débats. J'ai rencontré certains scientifiques qui l'ont étudié. » Pour lui, le Linceul représente bien plus qu'une simple curiosité historique. Il s'agit d'un objet pédagogique. « J'enseigne la criminalistique à des étudiants non scientifiques. Le Linceul est parfait pour leur montrer ce qu'est une démarche rigoureuse : observer, douter, comparer. »
Son analyse du tissu est formelle : « L'image représente un homme mort par crucifixion, flagellé, couronné d'épines, blessé au flanc. Ce sont exactement les stigmates de la passion du Christ. » Le sang retrouvé sur le tissu ? « Il est humain, groupe AB. Il y a du sang pré-mortem et du sang post-mortem. Ce dernier a coulé dans le creux du dos après la mort, ce qui indique une position couchée. »
La plaie au flanc a également attiré son attention : « Elle a été faite par un instrument piquant et tranchant, comme une lance. Elle a traversé la plèvre avant d’atteindre le cœur. L'écoulement d'abord clair, puis sanguin, correspond à ce que décrit l'évangéliste Jean. » Et de conclure : « Faire un faux aussi précis au Moyen Âge ? C’est hautement improbable. »
Le Mandylion, Constantinople et l’ombre de Véronique : entre mythe et pistes historiques
L’histoire du Linceul de Turin est semée d’hypothèses, de transmissions floues et de lacunes historiques. Le professeur Philippe Boxho évoque l’une des plus plausibles : sa disparition à Constantinople en 1204, lors du sac de la ville par les croisés. « Le Linceul pourrait être ce que l’on appelait alors le Mandylion », explique-t-il. « Il aurait été emporté par les croisés qui, à l’époque, étaient très friands de reliques. » L’objet disparaît à cette date… pour réapparaître plus d’un siècle plus tard, en 1350, à Lirey, en Champagne. Un laps de temps qui soulève de nombreuses questions.
« Ce qui est troublant, c’est que cette réapparition intervient à un moment où l’ordre du Temple venait d’être démantelé par Philippe le Bel », poursuit-il. « Il avait fait exécuter le grand maître des Templiers sur l’île aux Juifs, au bout de l’île de la Cité à Paris, juste derrière le Vert Galant. » Mais le lien entre le Mandylion et le Linceul n’est pas formellement établi. « C’est une histoire très complexe », admet le professeur. « Nous ne disposons pas de sources descriptives suffisantes pour affirmer qu’il s’agit du même tissu. Les historiens sont prudents, et ils ont raison de l’être. »
Quant à la légende de Véronique, elle est elle aussi liée à ce mystère. « Le Mandylion a longtemps été présenté uniquement par le visage, ce qui pourrait avoir donné naissance au personnage de Véronique », estime Boxho. « Dans la tradition chrétienne, Véronique est celle qui essuie le visage du Christ sur le chemin de croix, mais cette scène ne figure pas dans les Évangiles canoniques. Elle apparaît seulement dans les textes apocryphes. »
Une origine étymologique renforce cette hypothèse symbolique : « Vera Icona, la vraie image, a peut-être été personnifiée sous le nom de Véronique. »
Le professeur se souvient d’ailleurs d’une représentation marquante : « La plus belle que j’aie vue, c’était à Barcelone, sur la façade de la Sagrada Familia. Que le Linceul ait été montré uniquement partiellement à une époque donnée, uniquement le visage, et qu’on ait ensuite construit une figure autour de cette présentation, c’est très probable », conclut-il. « Cela montre à quel point l’histoire du Linceul se mêle à la tradition, aux récits populaires et à la foi. »
Bref, ce sont des hypothèses, pas des certitudes ». Les études de pollen sont elles aussi controversées. « Elles indiquent la présence de plantes de Palestine, certaines ne fleurissant qu'à Pâques. Mais les méthodes utilisées à l'époque sont critiquées aujourd'hui. Il faudrait tout recommencer. »
Une photographie qui bouleverse : le choc de 1898
C’est en 1898 que tout bascule dans l’histoire moderne du Linceul de Turin. À cette époque, un avocat italien du nom de Secondo Pia obtient pour la première fois l’autorisation de photographier le tissu lors d’une exposition. L’appareil utilisé est rudimentaire, nécessitant une pause de 20 à 30 minutes. « Ce qui s’est passé ensuite est tout à fait fascinant », raconte le professeur Philippe Boxho. « Lorsqu’il a développé le négatif, Pia a découvert que l’image apparaissait avec une netteté bien supérieure à celle visible à l’œil nu. Le négatif faisait apparaître un véritable positif. »
Dans la logique de la photographie argentique, ce phénomène est exceptionnel. « Sur la photographie positive, on devine à peine les contours du corps. Mais sur le négatif, le visage devient immédiatement lisible. C’est comme si l’image avait été conçue pour n’apparaître qu’en négatif. » Cette révélation suscite aussitôt l’émerveillement… et la controverse. « Certains ont crié au miracle. Ils ont vu là un témoignage direct de la passion du Christ, que Dieu aurait voulu transmettre aux générations futures », explique-t-il. Mais très vite, les sceptiques s’organisent : Pia est accusé de trucage.
Il faudra l’intervention d’un chimiste français pour authentifier les produits photographiques utilisés et attester de leur fiabilité. L’affaire Pia ne sera définitivement close qu’en 1931, grâce à une seconde campagne photographique dirigée par Giuseppe Enrie. « Enrie a utilisé une autre technique, à une époque où l’on maîtrisait mieux la photographie », souligne le professeur. « Il a obtenu exactement le même négatif. Cela a lavé l’honneur de Pia, alors âgé de plus de 70 ans. »
Une image impossible à reproduire ?
Depuis, une question persiste : comment cette image s’est-elle formée sur le tissu ? Pour Philippe Boxho, les hypothèses se succèdent sans jamais s’imposer définitivement : « On sait que ce n’est ni une peinture, ni un décalque, ni une brûlure. Toutes les tentatives de reproduction avec des méthodes médiévales ou modernes échouent à atteindre la précision du Linceul. »
Une des pistes les plus discutées reste celle d’une réaction chimique entre un corps en décomposition et la toile. « L’image pourrait être due à une dégradation acide provoquée par la sueur. C’est possible. Mais dans ce cas, il faut compter deux à trois ans pour que l’image apparaisse. » Dans les laboratoires, on accélère ce processus. Mais dans la réalité, cette lenteur complique l’hypothèse d’une mise en scène intentionnelle. Et ce que l’on voit est saisissant : « Un homme crucifié, couronné d’épines, fouetté, blessé au flanc. Tout correspond à ce que l’on sait de la Passion. Même les abrasions dans le dos concordent avec la manière dont on portait la croix — la poutre horizontale uniquement, qui pesait 40 à 50 kilos. »
Autre détail troublant : « On distingue des marques de coups portés par deux personnes différentes, l’une plus grande que l’autre, ce qui est cohérent avec une flagellation romaine. » Pour Boxho, une chose est sûre : « Si ce n’est pas le Christ, c’est quelqu’un qui a souffert exactement comme lui. »
Le sang du Linceul : des indices troublants
Parmi les éléments qui alimentent la fascination autour du Linceul de Turin, la présence de sang humain reste l’un des plus intrigants. Le professeur Philippe Boxho, médecin légiste, s’est penché sur cette question cruciale. « On a retrouvé deux types de sang sur le Linceul », explique-t-il. « Ce qui est étonnant, c’est que les traces coagulées, d’un rouge vif, ne présentent aucune trace d’arrachage. Et pourtant, quiconque a déjà porté un sparadrap sait qu’un caillot s’arrache avec la colle. Ici, non. Le sang est resté intact. »
Ce détail a semé le doute chez certains sceptiques. Pour eux, ces empreintes trop nettes pourraient trahir une fabrication. Mais les analyses ont été claires : « C’est bien du sang humain, du groupe AB. Contrairement à ce que certains ont prétendu, ce n’est pas du sang animal », précise Boxho.
Fait remarquable, ce sang se répartit en deux catégories : du sang antémortem, c’est-à-dire présent avant la mort, et du sang post mortem. Ce dernier, selon l’expert, raconte une histoire précise. « Une fois le corps allongé, le sang s’est écoulé naturellement par la plaie au flanc, sous l’effet de la gravité. Il est venu se loger dans le creux du dos, là où le corps repose en position couchée : l’occiput, les épaules, les mollets. Et cette trace-là, elle est très riche en bilirubine, typique d’un organisme soumis à un stress extrême. C’est le sang d’un homme qui a souffert. »
Le coeur transpercé : une précision anatomique troublante
Parmi les éléments les plus parlants, la fameuse plaie au flanc droit mérite une attention particulière. « Elle a été faite par un instrument piquant et tranchant — une lance, très clairement. La trajectoire est nette, elle traverse la cavité pleurale avant d’atteindre le cœur. » Ce détail anatomique rejoint, selon lui, le récit de l’Évangile selon Jean : « Le soldat porta la lance au côté du Christ, et il en sortit d’abord de l’eau, puis du sang. » Une précision que le professeur juge physiologiquement exacte. « J’ai entendu dire que le sang sédimente dans le corps après la mort. C’est faux. J’ai autopsié plus de 3 000 corps. Le sang ne se déphase pas spontanément ainsi. »
Alors, d’où vient ce phénomène décrit par Jean ? Boxho éclaire : « Lorsqu’on meurt crucifié, on meurt asphyxié. Cela provoque une accumulation de liquide dans la cavité pleurale. Si la lance perce cette cavité avant de toucher le cœur, c’est bien du sérum — de l’eau, pour un homme de l’Antiquité — qui sort d’abord. Puis le sang. » Ce niveau de précision dépasse selon lui ce qu’un faussaire médiéval aurait pu concevoir. « Au Moyen Âge, les faux ne ressemblaient pas à ça. Ils étaient grossiers, symboliques. Ici, on est face à une connaissance du corps humain et de la mort qui dépasse largement l’époque. »
Groupe sanguin AB, des correspondances troublantes…
Le professeur Boxho évoque également d’autres phénomènes inexpliqués, comme les miracles eucharistiques, ou des statues qui auraient pleuré. Il confesse ne pas avoir étudié ces dossiers en profondeur, mais son intérêt est éveillé : « Vous m’intriguez. Je pense que je vais aller voir ça de plus près. »
Il mentionne aussi un autre tissu moins connu : le suaire d’Oviedo. « Contrairement au Linceul, il est destiné à envelopper uniquement le visage. Il est tissé dans le même lin, selon le même motif en arête de poisson. Le sang qu’on y trouve est aussi du groupe AB. » Lui aussi a fait le voyage pour le voir de ses propres yeux. « Quand on ne trouve pas de littérature, il faut aller sur place. C’est comme ça qu’on avance. »

Les sources d’inspiration du professeur Philippe Boxho
Interrogé sur les figures qui l’ont inspiré, le professeur Boxho n’hésite pas : « Il y a deux personnes qui ont profondément marqué mon parcours. La première, c’est un père jésuite de mon enfance, Michel Notay. Il m’a appris ce qu’était la solidarité, le souci des autres et, plus largement, le vrai sens de la vie. »
L’autre inspiration est historique et inattendue : Léonard de Vinci. « Pas seulement pour son génie d’inventeur, que tout le monde connaît », précise-t-il, « mais pour son audace scientifique. Léonard est, à mes yeux, le premier véritable physiologiste. Il n’a pas seulement observé le corps, il a voulu comprendre comment il fonctionne. À une époque où cela allait à l’encontre de la pensée religieuse dominante, il a osé questionner l’âme et la mécanique du vivant. » Boxho évoque notamment un dessin de Vinci représentant un rapport sexuel, accompagné d'une réflexion sur l'origine de la couleur de peau des enfants issus de parents de couleurs différentes : « Il a osé suggérer que la femme contribuait aussi à la création de la vie, ce qui, à l’époque, était révolutionnaire. »
Son amour du cinéma révèle un autre aspect de sa personnalité : « Mes films cultes ? Les Tontons Flingueurs et Le Père Noël est une ordure. Ce sont des comédies, des classiques que je connais presque par cœur. J’aime rire, me détendre, je ne vais pas au cinéma pour me torturer l’esprit. » Un trait commun à bien des médecins légistes, selon lui : « C’est une des grandes caractéristiques de notre métier. Par opposition à nos “clients”, nous sommes souvent de bons vivants. »
Boxho lit beaucoup, mais sans auteur fétiche. « Mon dernier livre portait sur Napoléon, à Sainte-Hélène. J’ai un petit passe-temps : je m’intéresse aux causes de décès des grands personnages de l’histoire. J’en ai même fait une conférence, Anecdotes médico-légales de l’histoire de France. » Selon lui, l’empereur n’a pas été empoisonné. « Le rapport d’autopsie montre un skir de l’estomac, ce que l’on identifierait aujourd’hui comme une tumeur. L’hypothèse de l’arsenic ne tient pas. » Quant à la célèbre main dans le gilet ? « C’était probablement un simple tic de posture, comme on en voit chez beaucoup de figures politiques. »
Le professeur aime conclure par deux citations qui traduisent son état d’esprit : « Il ne savait pas que c’était impossible, alors il l’a fait. » – Mark Twain et « Si on se préoccupait de l’achèvement des choses, on n’entreprendrait jamais rien. » – François Ier. Des maximes qu’il considère comme des appels à l’action : « Dans la vie, il faut oser, se lancer, ne pas attendre. C’est une philosophie que j’essaie de transmettre. »
Et lorsqu’on lui demande en quoi il croit aujourd’hui, Philippe Boxho répond avec simplicité : « Je crois en la perfectibilité de l’âme. Je pense que chacun peut tendre vers un peu plus de perfection. Mais au-delà de cela, je ne crois plus en rien de particulier. »
Une enquête qui continue
Aujourd’hui, l’accès au Linceul est très restreint. « L’Église n’autorise plus guère de recherches. Pourtant, les pistes sont nombreuses », regrette-t-il. Pour conclure, Philippe Boxho cite Jean-Paul II : « Le Linceul est une provocation pour l’intelligence ». Il ajoute : « Il faut continuer à l'étudier avec rigueur, sans nier la foi de ceux qu'il touche. L'Église exhorte les scientifiques à l'analyser dans le respect de la foi des croyants et de la méthodologie scientifique. C'est la plus belle phrase que j'ai lu sur le linceul. C'est un appel à la réflexion, mais une vraie réflexion scientifique. ». Un objet unique, un pont fragile entre foi et raison, mystère et preuve. Le professeur Boxho en fait un terrain d’enquête, une métaphore de la science : humble, patiente, jamais complète.



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