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La Russie mène-t-elle une guerre de civilisation ?

La Russie mène-t-elle une guerre de civilisation ?

Un article rédigé par Baptiste Madinier - RCF, le 19 octobre 2022  -  Modifié le 18 mars 2024
Le dossier de la rédaction La Russie mène-t-elle une guerre de civilisation ?

Outre la conquête territoriale, sur quelle idéologie repose l’invasion déclenchée par la Russie en Ukraine il y a bientôt huit mois ? Au Kremlin, elle est vécue et présentée comme l’aboutissement armé d’une guerre de civilisation opposant l’Occident au monde russe. Vladimir Poutine veut dresser son pays comme le dernier bastion des valeurs chrétiennes conservatrices face à une Europe décadente. Pour alimenter son idéologie, il s’appuie sur un agglomérat de théories et de doctrine qui lui permettent de justifier une “voie russe”. 

Retransmission du discours du président russe, Vladimir Poutine, le 30 septembre 2022. / ©Xose Bouzas by Hans Lucas Retransmission du discours du président russe, Vladimir Poutine, le 30 septembre 2022. / ©Xose Bouzas by Hans Lucas

Cette question de guerre de civilisation repose sur une autre interrogation : quelle place occupe la Russie dans le monde ? Depuis plus de vingt ans Vladimir Poutine, manie les théories et les doctrines afin de modeler un monde russe qu’il veut en opposition à l’Occident, un contre-récit face à l’idéal démocratique européen.

 

Valeurs conservatrices 

 

"Pour Vladimir Poutine, l’invasion de la Russie en Ukraine est clairement une guerre de civilisation", confirme le philosophe Michel Eltchaninoff, qui pendant plusieurs années, a disséqué les discours du patron du Kremlin pour comprendre son système de pensée. Il en a tiré un livre : "Dans la tête de Vladimir Poutine" (éd. Actes Sud). Pour le président russe, il s’agit donc de "dénazifier" l’Ukraine, mais aussi de protéger le monde russe dont Kiev fait partie selon lui. "Le danger vient d’une civilisation occidentale qu'il accuse de tous les maux : d'être oublieux de ses racines chrétiennes et d'être trop libérale sur le plan des mœurs. Il s'agit véritablement, dans son esprit, de rentrer dans une sorte de grande bataille civilisationnelle entre un Occident en décadence, et une Russie qui, elle, serait à ses yeux le dernier garant des principes conservateurs et des principes spirituels."

 

 

Vladimir Poutine veut qu’on voie la Russie comme le dernier bastion face aux coups de boutoirs de la modernité occidentale

 


"Les Occidentaux n'ont aucun respect des normes, de la morale et de la spiritualité", s’insurgeait en effet Vladimir Poutine dans son grand discours du 30 septembre 2022 qui actait l’annexion de quatre régions ukrainiennes. "Est-ce que nous voulons avoir ici dans ce pays, en Russie, au lieu d'une mère et d'un père, un parent numéro un et un parent numéro deux ? Est ce que nous voulons enseigner aux enfants qu'il n'existe pas que des femmes et des hommes, mais des soi-disant genres et qu'on leur propose des opérations pour changer de sexe ?" s'interrogeait alors le maître du Kremlin devant son assemblée.

 

Vladimir Poutine veut qu’on voie la Russie comme le dernier bastion face aux coups de boutoirs de la modernité occidentale. Ce tournant conservateur, Michel Eltchaninoff le situe en 2013, lorsque Poutine est revenu à la présidence après avoir passé quelques années dans la peau du Premier ministre. "Il disait alors qu’en Occident, on mettait sur le même plan Dieu et Satan. Il faisait allusion à la loi sur le mariage homosexuel en France, par exemple”. Et les positions conservatrices de Moscou trouvent des échos en Occident où ces débats sociaux animent aussi la sphère publique. Au point qu’en 2013 unes des manifestations contre le mariage homosexuel fini devant l’ambassade de Russie, à grands cris de “Poutine aide nous”

 

 

Les fractures des sociétés occidentales sont un terreau fertile pour Vladimir Poutine. “Il appuie à dessein sur certaines idées qui peuvent séduire, notamment en France, des milieux très conservateurs qui s'opposent justement à l'évolution des mœurs, au mariage homosexuel et à ce qu'on appelle la théorie du genre” explique Michel Eltchaninoff qui aussi l’auteur de Lénine a marché sur la lune (ed. Acte Sud - 2022). Russia Today (RT), Spoutnik ou encore les réseaux sociaux et ses trolls russes vont devenir des outils d’influences clé pour le Kremlin. "Poutine, suit tout ce qui se passe et essaie d'introduire ses idées afin de créer le chaos et de présenter la Russie comme un contre modèle à suivre." L’objectif est notamment de remettre en cause la démocratie occidentale pour y substituer un autre canon démocratique plus en phase avec la vision de Vladimir Poutine, c'est-à-dire plus stable, sans opposition et avec une vision à long terme.

 

 

Vladimir Poutine se pose en champion du rôle de la religion dans la société

 

 

Dans cet agenda civilisationnel, la religion joue un grand rôle. "Vladimir Poutine se pose en champion du rôle de la religion dans la société", abonde Michel Eltchaninoff. "Dès 2004, il a dit qu'il fallait que la religion soit au fondement de la morale. Il ne pense pas qu'une morale laïque ou sans religion puisse exister." Aujourd’hui, on sait qu'il s'appuie sur la frange la plus conservatrice de l'Église orthodoxe russe par le truchement du patriarche Kirill, de Moscou. "Il s'agit de défendre non seulement un territoire, mais aussi, et ça, Poutine le dit aussi très clairement, des valeurs. Selon lui, la famille chrétienne doit être forcément hétérosexuelle et patriote."

 

Retransmission du discours du président russe, Vladimir Poutine, le 30 septembre 2022. / ©Xose Bouzas by Hans Lucas

 

 

Pour justifier sa théorie de choc des civilisations, l’ancien agent du KGB s'appuie également sur l’histoire. Une histoire qu’il réécrit à l’aulne de ses desseins, à commencer par la guerre froide. Aujourd’hui, il parle de la fin de l’U.R.S.S comme d’une "catastrophe nationale". "L'histoire de la fin de la guerre froide est réécrite par les idéologues du Kremlin qui prétendent que les Occidentaux ont toujours voulu démanteler l'U.R.S.S.”, confirme l’historienne Françoise Thom, spécialiste de l'URSS et de la Russie post-communiste et auteure de "Poutine ou l'obsession de la puissance" (éd. du Rocher, 2022). "C'est largement en s'appropriant les restes et les ressources de l'Union soviétique en déliquescence que l'Occident a surmonté les crises du siècle dernier", accusait d’ailleurs Poutine dans son discours du 30 septembre 2022.

 

“C'est toute une mythologie qui s'est cristallisée dans les années Eltsine [ndlr : président russe de 1991 à 1999] et qui est presque devenue mainstream pendant la période poutinienne jusqu'à aujourd'hui” développe Françoise Thom. Le président russe actuel va même plus loin, accusant l’Europe de "russophobie". Une volonté donc de détruire la Russie, qui sort tout droit d’une relecture de la fin de la guerre froide et qui alimente cette théorie de guerre de civilisation.

 

Le poutinisme

 

Plus loin dans l’histoire, Poutine s'appuie également sur le courant slavophile pour développer sa pensée. "Dans les années 1840 - 1850, deux pensées opposées se partageaient les esprits en Russie : les slavophiles et les occidentalistes", détaille Françoise Thom. "Les slavophiles disaient que la grande erreur de Pierre le Grand avait été de tourner la Russie vers l'Occident parce que la Russie avait abandonné le développement par sa voie propre, qu'elle devait chercher à développer une troisième voie : une voie russe.” On retrouve d’ailleurs les mêmes critiques qu’aujourd’hui, à savoir que l'Europe a trahi le christianisme et qu’elle est matérialiste. "Il y a une vraie continuité", confirme l’historienne.

 

 

Le poutinisme est un mélange de diverses idéologies visant à construire l'idée d'une civilisation russe opposée à l'Occident

 

 

Pour développer cette “voie russe”, on retrouve une autre doctrine : l’Eurasisme. Elle a notamment été développée par un théoricien dont on a beaucoup parlé en France ces derniers mois : Alexandre Douguine. "L'idée est que la Russie est une civilisation particulière, ni européenne, ni asiatique, mais eurasienne, donc une troisième civilisation”, analyse Françoise Thom. “La base de la doctrine, c'est qu'il existe un antagonisme fondamental entre les pays dits continentaux, la Russie étant le pays continental par excellence, et les pays anglo-saxons qui sont des puissances maritimes, marchandes, donc matérialistes”. Ce que veut mettre en avant Vladimir Poutine, ce sont notamment les valeurs paysannes d’avant la révolution russe. Cela oppose alors un Occident en recherche de confort à un peuple russe “chez qui il existe une propension au sacrifice au service de la patrie” selon Michel Eltchaninoff.

 

Le conservatisme, l’eurasisme, la slavophilie et la mythologie post guerre froide : ce sont les quatre piliers qui font le poutinisme tel que l’a pensé le philosophe. "C'est un mélange, pas toujours très cohérent, de diverses idéologies afin finalement de construire véritablement l'idée qu'une civilisation russe est appelée à s'opposer, par les armes s'il le faut, au progrès de ce que Poutine appelle l'idéologie destructrice de l'Occident", conclu Michel Eltchaninoff.

 

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Cet article est basé sur un épisode de l'émission :
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