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Guerre en Ukraine : comment la Russie perçoit l'Occident

Guerre en Ukraine : comment la Russie perçoit l'Occident

Un article rédigé par Frédéric Mounier, avec OR - RCF, le 3 décembre 2025 - Modifié le 6 décembre 2025
Les Racines du présentQuelles sont les racines historiques de la guerre en Ukraine ?

Dans un entretien exceptionnel, l'ancien ambassadeur de France à Moscou Pierre Lévy décrit le discours sur lequel repose le système du pouvoir russe. Un discours "très construit" selon lequel l’Occident veut la perte de la Russie et qui justifie non seulement la guerre en Ukraine, mais aussi "la lutte pour un nouvel ordre du monde".
 

Célébration de la victoire de 1945 et exposition des tanks saisis sur le front en Ukraine, Moscou, le 09/05/2024 ©Tom Grimbert / Hans LucasCélébration de la victoire de 1945 et exposition des tanks saisis sur le front en Ukraine, Moscou, le 09/05/2024 ©Tom Grimbert / Hans Lucas

Le Grand Continent a publié ce lundi 1er décembre, un pamphlet signé par trois diplomates russes, "Tout brûler jusqu'à la Manche". Ce pamphlet est révélateur de ce qui se joue en Russie et des discours entretenus dans le pays à l'égard de l'Occident destinés à conforter le système du pouvoir. Un système "fondé sur un passé occulté, sur la manipulation historique, sur l’inversion victimaire, l’instrumentalisation des pulsions et des peurs et le conspirationnisme." C'est ce qu'écrit Pierre Lévy, ancien ambassadeur de France à Moscou (2020-2024), dans son livre, "Au cœur de la Russie en guerre - Récit de l'ambassadeur de France" (éd. Tallandier, 2025). Son livre, à la fois passionnant et glaçant, se lit comme un roman mais un roman noir. Il est l'invité de Frédéric Mounier dans Les Racines du Présent.

L’histoire "omniprésente"

"Quand on vit en Russie l’histoire est omniprésente, décrit Pierre Lévy, et même plus que l’histoire, c’est le récit de l’histoire, c’est-à-dire le passé raconté par les politiques en particulier Vladimir Poutine." L'ancien ambassadeur de France en Russie décrit un pays où il y a "beaucoup de commémorations" et où "on est très tourné vers le passé". De quoi interpeller ce passionné d’histoire, mais ce qu'il intéresse particulièrement, c'est "le récit, le roman national, ce que les Russes apprennent" de leur pays.

Le plus souvent, ce sont "les hauts faits d’arme" de l'histoire du pays qui sont célébrés. Et parmi les dates qui reviennent, il y a la défaite de Napoléon en 1812 ainsi que la Grande Guerre patriotique, telle qu’elle est nommée en Russie, contre l'Allemagne nazie (de 1941 à 1945). Avec cette idée largement partagée encore aujourd'hui que la victoire contre le nazisme leur a été volée par les Alliés.

"Quand vous discutez avec des Russes, des historiens ou des officiels, raconte l’ancien ambassadeur, ils considèrent qu’il y a certes des aspects négatifs du régime soviétique mais qu’elle a apporté la victoire de 45 et la conquête spatiale." La victoire de 45 est donc pour eux une victoire russe. Même si, sur les quelque 27 millions victimes, il y avait comme le rappelle Pierre Lévy, des combattants d'Ukraine et d’autres républiques soviétiques.

Globalement, en Russie, le regard sur la Seconde Guerre mondiale est souvent "biaisé". Le pacte germano-soviétique est assez largement oublié, on a tendance à passer sous silence les purges qui ont affaibli l’armée russe, etc. Il y a donc "une vision biaisée de la manière dont la guerre s’est passée", observe Pierre Lévy, qui recommande la lecture du livre de Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri "Barbarossa - 1941. La guerre absolue" (éd. Passés Composés, 2019).

Quant à savoir ce qu'en pense réellement la population russe, le diplomate répond avec prudence. "Il faut faire très attention quand on parle du peuple russe, c'est plus de 140 millions de personnes, et une infime part de la population est vraiment exposée à l’Occident, décrit Pierre Lévy. Très peu de gens ont un passeport extérieur qui leur permet de voyager."

 

Occidentalistes contre slavophiles

La célébration récurrente de la bataille de Poltava (en 1709) dit bien quelque chose de la façon dont le pouvoir conçoit la Russie. Cette "victoire russe [contre la Suède], explique le diplomate, a marqué l’entrée de la Russie de Pierre Ier comme puissance européenne. C’est en ce sens que c’est très, très intéressant. Pierre Ier voulait faire en sorte que la Russie soit tournée vers l’Europe."

Or, la question de savoir si la Russie fait ou non partie de l’Occident traverse l’histoire du pays. Son territoire, rappelons-le, n’a pas de frontière naturelle avec l’Europe. "Il y a un débat récurrent sur ce qu’est la Russie entre les Occidentalistes et les slavophiles qui jalonne toute l’histoire russe." Ces débats ne sont pas sans conséquences. S'y greffe en effet un discours selon lequel l’Occident veut la perte de la Russie. Discours qui "structure les esprits du pouvoir", estime Pierre Lévy. Il était d'ailleurs entretenu par les dirigeants de l’Urss. 

Parmi les défenseurs de l’identité eurasiatique de la Russie, Vladislav Sourkov développait l’idée du "caractère particulier de la Russie, rapporte Pierre Lévy, une espèce de métis entre l’Occident et l’Orient, irréductible à l’Occident et donc insupportable pour nous." Sergueï Karaganov, "grand chantre de l’eurasiatisme", selon l'ancien ambassadeur, défendait "l’idée que cette guerre [contre l’Ukraine] doit purifier la Russie pour revenir à son essence même et la débarrasser de ses scories occidentales".

 

Il faut bien se rendre compte que ce conflit va au-delà de l’Ukraine

 

Un discours "très construit" vis-à-vis de l’Ukraine

Il y a au sujet de l’Ukraine notamment "tout un corpus conceptuel". Qu’il s’agisse de "dénazifier" le pays ou de parler de Volodymyr Zelensky comme d'un "juif nazi"… Aussi absurde soit-il, ce discours alimente un "édifice mental, psychologique" que Pierre Lévy décrit comme "très, très construit". Et qui repose donc assez largement sur une logique d’inversion victimaire. 

"Le pouvoir considère qu’il est attaqué et qu’il doit répondre." Au matin de l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine "a fait un très long discours très violent, très agressif, se souvient l’ancien ambassadeur, dans lequel il invoque l’article 51 de la charte des Nations unies qui autorise le recours à la force en cas de légitime défense".

Toutefois, "il faut bien se rendre compte que ce conflit va au-delà de l’Ukraine", explique Pierre Lévy. Pour expliquer les intentions de Poutine, il reprend l’image des poupées russes qui s'emboîtent. La plus petite poupée, c’est "la lutte contre l’Ukraine pour la soumettre et mettre fin à sa souveraineté". La poupée de taille moyenne représente le combat "contre l’Europe, les États-Unis, l’Otan"

Et la troisième, la plus grande poupée, c’est "la lutte pour un nouvel ordre du monde, un ordre multipolaire, un ordre désoccidentalisé, un ordre organisé selon des sphères d’influence. Ça va bien au-delà de la conquête du Donbass, c’est un projet contre l’Occident pour réinstaller la Russie dans sa puissance." Pierre Lévy rapporte ces formules que Poutine emploie régulièrement : "la Russie n’a pas de frontière" ou bien "la Russie est a-civilisation. C’est-à-dire qu’on dépasse la notion de frontière, la Russie incarne autre chose, une civilisation en propre."

 

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Cet article est basé sur un épisode de l'émission :
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